Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à
peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je
n’avais pas le temps de me dire: « Je m’endors. » Et, une
demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le
sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais
avoir dans les mains et souffler ma lumière; je n’avais pas
cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais
de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu
particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont
parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de
François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait
pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait
pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux
et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était
plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible,
comme après la métempsycose les pensées d’une existence
antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de
m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais
bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce
et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour
mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans
cause, incompréhensible, comme une chose vraiment
obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être;
j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins
éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant
les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte
où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit
chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par
l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la
lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la
nuit, à la douceur prochaine du retour.
J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de
l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de
notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma
montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été
obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel
inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous
la porte une raie de jour. Quel bonheur! c’est déjà le matin!
Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra
sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être
soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a
cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis
s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a
disparu. C’est minuit; on vient d’éteindre le gaz; le dernier
domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir
sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts
réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements
organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le
kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur
momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés
les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite
partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou
bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais
révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs
enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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mes boucles et qu’avait dissipée le jour – date pour moi
d’une ère nouvelle – où on les avait coupées. J’avais oublié
cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le
souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour
échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure
de précaution j’entourais complètement ma tête de mon
oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une
femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position
de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de
goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon
corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y
rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait
comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais
quittée, il y avait quelques moments à peine; ma joue était
chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le
poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait
les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais
me donner tout entier à ce but: la retrouver, comme ceux qui
partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et
s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du
songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la
fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des
heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte
d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la
terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son
réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne
en train de lire, dans une posture trop différente de celle où
il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour
arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son
réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine
de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore
plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis
dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans
les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à
toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment
d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus
tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit
même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement
mon esprit; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais
endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme
j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au
premier instant qui j’étais; j’avais seulement dans sa
simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut
frémir au fond d’un animal; j’étais plus dénué que l’homme
des cavernes; mais alors le souvenir – non encore du lieu où
j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où
j’aurais pu être – venait à moi comme un secours d’en haut
pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul; je
passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation,
et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de
chemises à col rabattu, recomposait peu à peu les traits
originaux de mon moi.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-
elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas
d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles.
Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit
s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout
tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays,
les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer,
cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position
de ses membres pour en induire la direction du mur, la place
des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure
où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses
genoux, de ses épaules, lui présentait successivement
plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de
lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de
la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et
avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et
des formes, eût identifié le logis en rapprochant les
circonstances, lui, – mon corps, – se rappelait pour chacun le
genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres,
l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y
endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé,
cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par
exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin,
et aussitôt je me disais: « Tiens, j’ai fini par m’endormir
quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j’étais à
la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des
années; et mon corps, le côté sur lequel je me reposais,
gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû
oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des
chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma
chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents,
en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels
sans me les représenter exactement, et que je reverrais mieux
tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude; le mur
filait dans une autre direction: j’étais dans ma chambre chez
Mme de Saint-Loup, à la campagne. Mon Dieu! Il est au
moins dix heures, on doit avoir fini de dîner! J’aurai trop
prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma
promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon
habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où,
dans nos retours les plus tardifs, c’était les reflets rouges du
couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un
autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de
Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir
qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais
jadis au soleil; et la chambre où je me serai endormi au lieu
de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous
rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans
la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient
jamais que quelques secondes; souvent, ma brève incertitude
du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes
des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que
nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions
successives que nous montre le kinétoscope. Mais j’avais
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais
habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes
dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil; chambres
d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un
nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates: un
coin de l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle,
le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu’on finit par
cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s’y
appuyant indéfiniment; où, par un temps glacial, le plaisir
qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme
l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain
dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute
la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau
d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se
rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne
creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile
en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous
rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties
voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont
refroidies; – chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit
tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette
jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort
presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise
à la pointe d’un rayon –; parfois la chambre Louis XVI, si
gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop
malheureux, et où les colonnettes qui soutenaient légèrement
le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et
réserver la place du lit; parfois au contraire celle, petite et si
élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où,
dès la première seconde, j’avais été intoxiqué moralement
par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des
rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui
jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là; – où une
étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires barrant
obliquement un des angles de la pièce se creusait à vif dans
la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un
emplacement qui n’y était pas prévu; – où ma pensée,
s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en
hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et
arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir,
avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu
dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine
rétive, le cœur battant; jusqu’à ce que l’habitude eût changé
la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à
la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé
complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la
hauteur apparente du plafond. L’habitude! aménageuse
habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir
notre esprit pendant des semaines dans une installation
provisoire; mais que malgré tout il est bien heureux de
trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens, il
serait impuissant à nous rendre un logis habitable.
Certes, j’étais bien éveillé maintenant: mon corps avait viré
une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout
arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures,
dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma
cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais
beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont
l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté
l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le
branle était donné à ma mémoire; généralement je ne
cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus
grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à
Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à
Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux,
les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles,
ce qu’on m’en avait raconté.
À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi,
longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et
rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère,
ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux
de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me
distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de
me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure
du dîner, on coiffait ma lampe; et, à l’instar des premiers
architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle
substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de
surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes
étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et
momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que
rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que
j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du
coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne
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la reconnaissais plus et j’y étais inquiet, comme dans une
chambre d’hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la
première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux
dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait
d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en
tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de
Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui
n’était guère que la limite d’un des ovales de verre ménagés
dans le châssis qu’on glissait entre les coulisses de la lanterne.
Ce n’était qu’un pan de château, et il avait devant lui une
lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le
château et la lande étaient jaunes, et je n’avais pas attendu de
les voir pour connaître leur couleur, car, avant les verres du
châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait
montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour
écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma
grand’tante et qu’il avait l’air de comprendre parfaitement,
conformant son attitude, avec une docilité qui n’excluait pas
une certaine majesté, aux indications du texte; puis il
s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter
sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais
le cheval de Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux
de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs
fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi
surnaturelle que celui de sa monture, s’arrangeait de tout
obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il rencontrait en le
prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt et
surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle
toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne
laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes
projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et
promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens.
Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette
intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que
j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire
plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante
de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir,
choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui
différait pour moi de tous les autres boutons de porte du
monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que
j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était
devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps
astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de
courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la
suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui
connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa
lumière de tous les soirs, et de tomber dans les bras de
maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me
rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me
faisaient examiner ma propre conscience avec plus de
scrupules.
Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter
maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s’il faisait
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s’il
faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand’mère qui
trouvait que « c’est une pitié de rester enfermé à la campagne
» et qui avait d’incessantes discussions avec mon père, les
jours de trop grande pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans
ma chambre au lieu de rester dehors. « Ce n’est pas comme
cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle
tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des
forces et de la volonté. » Mon père haussait les épaules et il
examinait le baromètre, car il aimait la météorologie, pendant
que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le
troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop
fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses
supériorités. Mais ma grand’mère, elle, par tous les temps,
même quand la pluie faisait rage et que Françoise avait
précipitamment rentré les précieux fauteuils d’osier de peur
qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et
fouetté par l’averse, relevant ses mèches désordonnées et
grises pour que son front s’imbibât mieux de la salubrité du
vent et de la pluie. Elle disait: « Enfin, on respire! » et
parcourait les allées détrempées – trop symétriquement
alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du
sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé
depuis le matin si le temps s’arrangerait – de son petit pas
enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers
qu’excitaient dans son âme l’ivresse de l’orage, la puissance
de l’hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des
jardins, plutôt que sur le désir inconnu d’elle d’éviter à sa
jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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disparaissait jusqu’à une hauteur qui était toujours pour sa
femme de chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu
après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer:
c’était, à un des moments où la révolution de sa promenade
la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des
lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la
table à jeu – si ma grand’tante lui criait: « Bathilde! viens
donc empêcher ton mari de boire du cognac! » Pour la
taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon
père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et
la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon
grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques
gouttes. Ma pauvre grand’mère entrait, priait ardemment son
mari de ne pas goûter au cognac; il se fâchait, buvait tout de
même sa gorgée, et ma grand’mère repartait, triste,
découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de
cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de
cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses
souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où,
contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup
d’humains, il n’y avait d’ironie que pour elle-même, et pour
nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient
voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser passionnément
du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grand’tante, le
spectacle des vaines prières de ma grand’mère et de sa
faiblesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à
mon grand-père le verre à liqueur, c’était de ces choses à la
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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vue desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer
en riant et à prendre le parti du persécuteur assez résolument
et gaiement pour se persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas
de persécution; elles me causaient alors une telle horreur,
que j’aurais aimé battre ma grand’tante. Mais dès que
j’entendais: « Bathilde, viens donc empêcher ton mari de
boire du cognac! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce
que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands,
quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je
ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de
la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une
petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis
sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et
qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte.
Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce,
d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon de
Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi,
sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de
fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui
réclamaient une inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les
larmes et la volupté. Hélas! je ne savais pas que, bien plus
tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon
manque de volonté, ma santé délicate, l’incertitude qu’ils
projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand’mère, au
cours de ces déambulations incessantes, de l’après-midi et du
soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le
ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues
au retour de l’âge presque mauves comme les labours à
l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi
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relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque
triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur
involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était
que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon
lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait
si vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où
passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa
robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de
petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment
douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle
m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce
bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le
plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit
où maman n’était pas encore venue. Quelquefois quand,
après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je
voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois encore »,
mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la
concession qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en
montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix,
agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût
voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien
loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle
était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir
fâchée détruisait tout le calme qu’elle m’avait apporté un
instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure
aimante, et me l’avait tendue comme une hostie pour une
communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où
maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre,
étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du
monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me
dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M.
Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était
à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray,
quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu’il
avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne
voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner,
à l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le
grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions
au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui
arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux,
intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le
déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double
tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les
étrangers, tout le monde aussitôt se demandait: « Une visite,
qui cela peut-il être? » mais on savait bien que cela ne
pouvait être que M. Swann; ma grand’tante parlant à haute
voix, pour prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait
de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien
n’est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui
cela fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne
doit pas entendre; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère,
toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de
jardin de plus, et qui en profitait pour arracher
subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin
de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son
fils que le coiffeur a trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma
grand’mère allait nous apporter de l’ennemi, comme si on
eût pu hésiter entre un grand nombre possible d’assaillants,
et bientôt après mon grand-père disait: « Je reconnais la voix
de Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, on
distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts,
sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux,
coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le moins de
lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques
et j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops;
ma grand’mère attachait beaucoup d’importance, trouvant
cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer
d’une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M.
Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié
avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis de
son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il,
un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur,
changer le cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par
an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours
les mêmes sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le père, à la
mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon grand-
père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps était accouru
auprès de lui dans la propriété que les Swann possédaient
aux environs de Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât
pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en
pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann
prenant mon grand-père par le bras, s’était écrié: « Ah! mon
vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce
beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces
aubépines et mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité?
Vous avez l’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce
petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de même,
mon cher Amédée! » Brusquement le souvenir de sa femme
morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de
chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser
aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui
lui était familier chaque fois qu’une question ardue se
présentait à son esprit, de passer la main sur son front,
d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put
pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais
pendant les deux années qu’il lui survécut, il disait à mon
grand-père: « C’est drôle, je pense très souvent à ma pauvre
femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois. » «
Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann »,
était devenu une des phrases favorites de mon grand-père
qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il
m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon
grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la
sentence, faisant jurisprudence pour moi, m’a souvent servi
dans la suite à absoudre des fautes que j’aurais été enclin à
condamner, ne s’était récrié: « Mais comment? c’était un
cœur d’or! »
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son
mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray,
ma grand’tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas
qu’il ne vivait plus du tout dans la société qu’avait fréquentée
sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait chez
nous ce nom de Swann, ils hébergeaient – avec la parfaite
innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le
savoir, un célèbre brigand – un des membres les plus
élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du
prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute
société du faubourg Saint-Germain.
L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine
que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve
et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les
bourgeois d’alors se faisaient de la société une idée un peu
hindoue et la considéraient comme composée de castes
fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le
rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des
hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage
inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans
une caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de
change; le « fils Swann » se trouvait faire partie pour toute sa
vie d’une caste où les fortunes, comme dans une catégorie de
contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait
quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait
donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il
était « en situation » de frayer. S’il en connaissait d’autres,
c’étaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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anciens de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient
d’autant plus bienveillamment les yeux qu’il continuait,
depuis qu’il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir;
mais il y avait fort à parier que ces gens inconnus de nous
qu’il voyait, étaient de ceux qu’il n’aurait pas osé saluer si,
étant avec nous, il les avait rencontrés. Si l’on avait voulu à
toute force appliquer à Swann un coefficient social qui lui fût
personnel, entre les autres fils d’agents de situation égale à
celle de ses parents, ce coefficient eût été pour lui un peu
inférieur parce que, très simple de façons et ayant toujours
eu une « toquade » d’objets anciens et de peinture, il
demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses
collections et que ma grand’mère rêvait de visiter, mais qui
était situé quai d’Orléans, quartier que ma grand’tante
trouvait infamant d’habiter. « Êtes-vous seulement
connaisseur? Je vous demande cela dans votre intérêt, parce
que vous devez vous faire repasser des croûtes par les
marchands », lui disait ma grand’tante; elle ne lui supposait
en effet aucune compétence et n’avait pas haute idée, même
au point de vue intellectuel, d’un homme qui dans la
conversation, évitait les sujets sérieux et montrait une
précision fort prosaïque, non seulement quand il nous
donnait, en entrant dans les moindres détails, des recettes de
cuisine, mais même quand les sœurs de ma grand’mère
parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner
son avis, à exprimer son admiration pour un tableau, il
gardait un silence presque désobligeant, et se rattrapait en
revanche s’il pouvait fournir sur le musée où il se trouvait,
sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Mais d’habitude il se contentait de chercher à nous amuser
en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de
lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous
connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre
cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire
ma grand’tante, mais sans qu’elle distinguât bien si c’était à
cause du rôle ridicule que s’y donnait toujours Swann ou de
l’esprit qu’il mettait à les conter: « On peut dire que vous êtes
un vrai type, monsieur Swann! » Comme elle était la seule
personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de
faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann,
qu’il aurait pu, s’il avait voulu, habiter boulevard Haussmann
ou avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M. Swann qui avait
dû lui laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa
fantaisie. Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si
divertissante pour les autres, qu’à Paris, quand M. Swann
venait le 1er janvier lui apporter son sac de marrons glacés,
elle ne manquait pas, s’il y avait du monde, de lui dire: « Eh
bien! M. Swann, vous habitez toujours près de l’Entrepôt des
vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand vous
prenez le chemin de Lyon? » Et elle regardait du coin de
l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui en
tant que fils Swann était parfaitement « qualifié » pour être
reçu par toute la « belle bourgeoisie », par les notaires ou les
avoués les plus estimés de Paris (privilège qu’il semblait
laisser tomber en peu en quenouille), avait, comme en
cachette, une vie toute différente; qu’en sortant de chez
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il
rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans
tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne
contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante
qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être
personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris
qu’il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des
royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des
mortels, et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts; ou,
pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance de lui
venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à
petits fours de Combray, d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel
quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante
de trésors insoupçonnés.
Un jour qu’il était venu nous voir à Paris, après dîner, en
s’excusant d’être en habit, Françoise ayant, après son départ,
dit tenir du cocher qu’il avait dîné « chez une princesse », – «
Oui, chez une princesse du demi-monde! » avait répondu ma
tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son
tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui.
Comme elle croyait qu’il devait être flatté par nos invitations,
elle trouvait tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans
avoir à la main un panier de pêches ou de framboises de son
jardin, et que de chacun de ses voyages d’Italie il m’eût
rapporté des photographies de chefs-d’œuvre.
On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on
avait besoin d’une recette de sauce gribiche ou de salade à
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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l’ananas pour de grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui
trouvant pas un prestige suffisant pour qu’on pût le servir à
des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la
conversation tombait sur les princes de la Maison de France:
« des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et
nous nous en passons, n’est-ce pas », disait ma grand’tante à
Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de
Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner les
pages les soirs où la sœur de ma grand’mère chantait, ayant,
pour manier cet être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie
d’un enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus
de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans doute le
Swann que connurent à la même époque tant de clubmen
était bien différent de celui que créait ma grand’tante, quand
le soir, dans le petit jardin de Combray, après qu’avaient
retenti les deux coups hésitants de la clochette, elle injectait
et vivifiait de tout ce qu’elle savait sur la famille Swann
l’obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma
grand’mère, sur un fond de ténèbres, et qu’on reconnaissait à
la voix. Mais même au point de vue des plus insignifiantes
choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement
constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n’a
qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des
charges ou d’un testament; notre personnalité sociale est une
création de la pensée des autres. Même l’acte si simple que
nous appelons « voir une personne que nous connaissons »
est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons
l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les
notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus
grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les
joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez,
elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix
comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que
chaque fois que nous voyons ce visage et que nous
entendons cette voix, ce sont ces notions que nous
retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann
qu’ils s’étaient constitué, mes parents avaient omis par
ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie
mondaine qui étaient cause que d’autres personnes, quand
elles étaient en sa présence, voyaient les élégances régner
dans son visage et s’arrêter à son nez busqué comme à leur
frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce
visage désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond
de ces yeux dépréciés, le vague et doux résidu – mi-mémoire,
mi-oubli – des heures oisives passées ensemble après nos
dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin,
durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe
corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que
de quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là
était devenu un être complet et vivant, et que j’ai
l’impression de quitter une personne pour aller vers une
autre qui en est distincte, quand, dans ma mémoire, du
Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude, je passe à ce
premier Swann – à ce premier Swann dans lequel je retrouve
les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs
ressemble moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues
à la même époque, comme s’il en était de notre vie ainsi que
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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d’un musée où tous les portraits d’un même temps ont un air
de famille, une même tonalité – à ce premier Swann rempli
de loisir, parfumé par l’odeur du grand marronnier, des
paniers de framboises et d’un brin d’estragon.
Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander
un service à une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et
avec laquelle, à cause de notre conception des castes, elle
n’avait pas voulu rester en relations, malgré une sympathie
réciproque), la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille
de Bouillon, celle-ci lui avait dit: « Je crois que vous
connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes
neveux des Laumes ». Ma grand’mère était revenue de sa
visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des
jardins et où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et
aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans
la cour et chez qui elle était entrée demander qu’on fît un
point à sa jupe qu’elle avait déchirée dans l’escalier. Ma
grand’mère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la
petite était une perle et que le giletier était l’homme le plus
distingué, le mieux qu’elle eût jamais vu. Car pour elle, la
distinction était quelque chose d’absolument indépendant du
rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que le giletier lui
avait faite, disant à maman: « Sévigné n’aurait pas mieux dit!
» et, en revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle
avait rencontré chez elle: « Ah! ma fille, comme il est
commun! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas
de relever celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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abaisser Mme de Villeparisis. Il semblait que la considération
que, sur la foi de ma grand’mère, nous accordions à Mme de
Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l’en rendît
moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant
l’existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le
fréquenter. « Comment! elle connaît Swann? Pour une
personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-
Mahon! » Cette opinion de mes parents sur les relations de
Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage avec
une femme de la pire société, presque une cocotte que,
d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir
seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d’après
laquelle ils crurent pouvoir juger – supposant que c’était là
qu’il l’avait prise – le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait
habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans son journal que M.
Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du
dimanche chez le duc de X..., dont le père et l’oncle avaient
été les hommes d’État les plus en vue du règne de Louis-
Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits
faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée dans la vie
privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier,
comme le duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que
Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma
grand’tante au contraire interpréta cette nouvelle dans un
sens défavorable à Swann: quelqu’un qui choisissait ses
fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors
de sa « classe » sociale, subissait à ses yeux un fâcheux
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au
fruit de toutes les belles relations avec des gens bien posés,
qu’avaient honorablement entretenues et engrangées pour
leurs enfants les familles prévoyantes (ma grand’tante avait
même cessé de voir le fils d’un notaire de nos amis parce
qu’il avait épousé une altesse et était par là descendu pour
elle du rang respecté de fils de notaire à celui d’un de ces
aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons d’écurie,
pour qui on raconte que les reines eurent parfois des
bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père
d’interroger Swann, le soir prochain où il devait venir dîner,
sur ces amis que nous lui découvrions. D’autre part les deux
sœurs de ma grand’mère, vieilles filles qui avaient sa noble
nature, mais non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre
le plaisir que leur beau-frère pouvait trouver à parler de
niaiseries pareilles. C’étaient des personnes d’aspirations
élevées et qui à cause de cela même étaient incapables de
s’intéresser à ce qu’on appelle un potin, eût-il même un
intérêt historique, et d’une façon générale à tout ce qui ne se
rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux.
Le désintéressement de leur pensée était tel, à l’égard de tout
ce qui, de près ou de loin semblait se rattacher à la vie
mondaine, que leur sens auditif, – ayant fini par comprendre
son inutilité momentanée dès qu’à dîner la conversation
prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces
deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui
leur étaient chers, – mettait alors au repos ses organes
récepteurs et leur laissait subir un véritable commencement
d’atrophie. Si alors mon grand-père avait besoin d’attirer
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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l’attention des deux sœurs, il fallait qu’il eût recours à ces
avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes à
l’égard de certains maniaques de la distraction: coups frappés
à plusieurs reprises sur un verre avec la lame d’un couteau,
coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et du
regard, moyens violents que ces psychiatres transportent
souvent dans les rapports courants avec des gens bien
portants, soit par habitude professionnelle, soit qu’ils croient
tout le monde un peu fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où
Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement
envoyé une caisse de vin d’Asti, ma tante, tenant un numéro
du Figaro où à côté du nom d’un tableau qui était à une
Exposition de Corot, il y avait ces mots: « de la collection de
M. Charles Swann », nous dit: « Vous avez vu que Swann a «
les honneurs » du Figaro? » – « Mais je vous ai toujours dit
qu’il avait beaucoup de goût », dit ma grand’mère. – «
Naturellement toi, du moment qu’il s’agit d’être d’un autre
avis que nous », répondit ma grand’tante qui, sachant que ma
grand’mère n’était jamais du même avis qu’elle, et n’étant pas
bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours
raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des
opinions de ma grand’mère contre lesquelles elle tâchait de
nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous
restâmes silencieux. Les sœurs de ma grand’mère ayant
manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du Figaro,
ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait
aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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persuadait que c’était non un avantage mais un mal et elle les
plaignait pour ne pas avoir à les envier. « Je crois que vous
ne lui feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait
très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme
cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on
m’en parlât. » Elle ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les
sœurs de ma grand’mère; car celles-ci par horreur de la
vulgarité poussaient si loin l’art de dissimuler sous des
périphrases ingénieuses une allusion personnelle, qu’elle
passait souvent inaperçue de celui même à qui elle
s’adressait. Quant à ma mère, elle ne pensait qu’à tâcher
d’obtenir de mon père qu’il consentît à parler à Swann non
de sa femme, mais de sa fille qu’il adorait et à cause de
laquelle, disait-on, il avait fini par faire ce mariage. « Tu
pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demander comment elle
va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se
fâchait: « Mais non! tu as des idées absurdes. Ce serait
ridicule. »
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann
devint l’objet d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi.
C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann,
étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je dînais
avant tout le monde et je venais ensuite m’asseoir à table,
jusqu’à huit heures où il était convenu que je devais monter;
ce baiser précieux et fragile que maman me confiait
d’habitude dans mon lit au moment de m’endormir, il me
fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et
le garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans
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que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s’évaporât
sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où j’aurais eu
besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je
le prisse, que je dérobasse brusquement, publiquement, sans
même avoir le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour
porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui
s’efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu’ils
ferment une porte, pour pouvoir, quand l’incertitude
maladive leur revient, lui opposer victorieusement le
souvenir du moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au
jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la
clochette. On savait que c’était Swann; néanmoins tout le
monde se regarda d’un air interrogateur et on envoya ma
grand’mère en reconnaissance. « Pensez à le remercier
intelligiblement de son vin, vous savez qu’il est délicieux et la
caisse est énorme », recommanda mon grand-père à ses deux
belles-sœurs. « Ne commencez pas à chuchoter, dit ma
grand’tante. Comme c’est confortable d’arriver dans une
maison où tout le monde parle bas. » – « Ah! voilà M.
Swann. Nous allons lui demander s’il croit qu’il fera beau
demain », dit mon père. Ma mère pensait qu’un mot d’elle
effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu
faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de
l’emmener un peu à l’écart. Mais je la suivis; je ne pouvais
me décider à la quitter d’un pas en pensant que tout à l’heure
il faudrait que je la laisse dans la salle à manger et que je
remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres soirs
la consolation qu’elle vînt m’embrasser. « Voyons, monsieur
Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille; je suis
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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sûre qu’elle a déjà le goût des belles œuvres comme son
papa. » – « Mais venez donc vous asseoir avec nous tous
sous la véranda », dit mon grand-père en s’approchant. Ma
mère fut obligée de s’interrompre, mais elle tira de cette
contrainte même une pensée délicate de plus, comme les
bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs
plus grandes beautés: « Nous reparlerons d’elle quand nous
serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a
qu’une maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis
sûre que la sienne serait de mon avis. » Nous nous assîmes
tous autour de la table de fer. J’aurais voulu ne pas penser
aux heures d’angoisse que je passerais ce soir seul dans ma
chambre sans pouvoir m’endormir; je tâchais de me
persuader qu’elles n’avaient aucune importance, puisque je
les aurais oubliées demain matin, de m’attacher à des idées
d’avenir qui auraient dû me conduire comme sur un pont au
delà de l’abîme prochain qui m’effrayait. Mais mon esprit
tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le
regard que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par
aucune impression étrangère. Les pensées entraient bien en
lui, mais à condition de laisser dehors tout élément de beauté
ou simplement de drôlerie qui m’eût touché ou distrait.
Comme un malade grâce à un anesthésique assiste avec une
pleine lucidité à l’opération qu’on pratique sur lui, mais sans
rien sentir, je pouvais me réciter des vers que j’aimais ou
observer les efforts que mon grand-père faisait pour parler à
Swann du duc d’Audiffret-Pasquier, sans que les premiers
me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune
gaîté. Ces efforts furent infructueux. À peine mon grand-
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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père eut-il posé à Swann une question relative à cet orateur
qu’une des sœurs de ma grand’mère aux oreilles de qui cette
question résonna comme un silence profond mais
intempestif et qu’il était poli de rompre, interpella l’autre: «
Imagine-toi, Céline, que j’ai fait la connaissance d’une jeune
institutrice suédoise qui m’a donné sur les coopératives dans
les pays scandinaves des détails tout ce qu’il y a de plus
intéressants. Il faudra qu’elle vienne dîner ici un soir. » – « Je
crois bien! répondit sa sœur Flora, mais je n’ai pas perdu
mon temps non plus. J’ai rencontré chez M. Vinteuil un
vieux savant qui connaît beaucoup Maubant, et à qui
Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il s’y
prend pour composer un rôle. C’est tout ce qu’il y a de plus
intéressant. C’est un voisin de M. Vinteuil, je n’en savais rien;
et il est très aimable. » – « Il n’y a pas que M. Vinteuil qui ait
des voisins aimables », s’écria ma tante Céline d’une voix que
la timidité rendait forte et la préméditation, factice, tout en
jetant sur Swann ce qu’elle appelait un regard significatif. En
même temps ma tante Flora qui avait compris que cette
phrase était le remerciement de Céline pour le vin d’Asti,
regardait également Swann avec un air mêlé de
congratulation et d’ironie, soit simplement pour souligner le
trait d’esprit de sa sœur, soit qu’elle enviât Swann de l’avoir
inspiré, soit qu’elle ne pût s’empêcher de se moquer de lui
parce qu’elle le croyait sur la sellette. « Je crois qu’on pourra
réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora; quand on
le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures
sans s’arrêter. » – « Ce doit être délicieux », soupira mon
grand-père dans l’esprit de qui la nature avait
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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malheureusement aussi complètement omis d’inclure la
possibilité de s’intéresser passionnément aux coopératives
suédoises ou à la composition des rôles de Maubant, qu’elle
avait oublié de fournir celui des sœurs de ma grand’mère du
petit grain de sel qu’il faut ajouter soi-même, pour y trouver
quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou du
comte de Paris. « Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que
je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en a l’air avec
ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses
n’ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans
Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C’est dans
le volume sur son ambassade d’Espagne; ce n’est pas un des
meilleurs, ce n’est guère qu’un journal merveilleusement
écrit, ce qui fait déjà une première différence avec les
assommants journaux que nous nous croyons obligés de lire
matin et soir. » – « Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours
où la lecture des journaux me semble fort agréable... »,
interrompit ma tante Flora, pour montrer qu’elle avait lu la
phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. « Quand ils
parlent de choses ou de gens qui nous intéressent! » enchérit
ma tante Céline. « Je ne dis pas non, répondit Swann étonné.
Ce que je reproche aux journaux, c’est de nous faire faire
attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que
nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il
y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons
fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on
devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je
ne sais pas, les... Pensées de Pascal! (il détacha ce mot d’un
ton d’emphase ironique pour ne pas avoir l’air pédant). Et
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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c’est dans le volume doré sur tranches que nous n’ouvrons
qu’une fois tous les dix ans, ajouta-t-il en témoignant pour
les choses mondaines ce dédain qu’affectent certains
hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce
est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un
bal costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. »
Mais regrettant de s’être laissé aller à parler même
légèrement de choses sérieuses: « Nous avons une bien belle
conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi
nous abordons ces « sommets », et se tournant vers mon
grand-père: « Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier
avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez,
c’est ce Maulevrier dont il dit: « Jamais je ne vis dans cette
épaisse bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des
sottises. » – « Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il
y a tout autre chose », dit vivement Flora, qui tenait à avoir
remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d’Asti
s’adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué
reprit: « Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, écrit Saint-
Simon, il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en
aperçus assez tôt pour l’en empêcher. » Mon grand-père
s’extasiait déjà sur « ignorance ou panneau », mais Mlle
Céline, chez qui le nom de Saint-Simon – un littérateur –
avait empêché l’anesthésie complète des facultés auditives,
s’indignait déjà: « Comment? vous admirez cela? Eh bien!
c’est du joli! Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire; est-ce
qu’un homme n’est pas autant qu’un autre? Qu’est-ce que
cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de l’intelligence
et du cœur? Il avait une belle manière d’élever ses enfants,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main à
tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout
simplement. Et vous osez citer cela? » Et mon grand-père
navré, sentant l’impossibilité, devant cette obstruction, de
chercher à faire raconter à Swann les histoires qui l’eussent
amusé, disait à voix basse à maman: « Rappelle-moi donc le
vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces
moments-là. Ah! oui: « Seigneur, que de vertus vous nous
faites haïr! » Ah! comme c’est bien! »
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand
on serait à table, on ne me permettrait pas de rester pendant
toute la durée du dîner et que, pour ne pas contrarier mon
père, maman ne me laisserait pas l’embrasser à plusieurs
reprises devant le monde, comme si ç’avait été dans ma
chambre. Aussi je me promettais, dans la salle à manger,
pendant qu’on commencerait à dîner et que je sentirais
approcher l’heure, de faire d’avance de ce baiser qui serait si
court et furtif, tout ce que j’en pouvais faire seul, de choisir
avec mon regard la place de la joue que j’embrasserais, de
préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement
mental de baiser consacrer toute la minute que m’accorderait
maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre
qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare
sa palette, et a fait d’avance de souvenir, d’après ses notes,
tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la
présence du modèle. Mais voici qu’avant que le dîner fût
sonné mon grand-père eut la férocité inconsciente de dire: «
Le petit a l’air fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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tard du reste ce soir. » Et mon père, qui ne gardait pas aussi
scrupuleusement que ma grand’mère et que ma mère la foi
des traités, dit: « Oui, allons, vas te coucher. » Je voulus
embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du
dîner. « Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes
assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont
ridicules. Allons, monte! » Et il me fallut partir sans viatique;
il me fallut monter chaque marche de l’escalier, comme dit
l’expression populaire, à « contre-cœur », montant contre
mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce
qu’elle ne lui avait pas, en m’embrassant, donné licence de
me suivre. Cet escalier détesté où je m’engageais toujours si
tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque
sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je
ressentais chaque soir, et la rendait peut-être plus cruelle
encore pour ma sensibilité parce que, sous cette forme
olfactive, mon intelligence n’en pouvait plus prendre sa part.
Quand nous dormons et qu’une rage de dents n’est encore
perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous
efforçons deux cents fois de suite de tirer de l’eau ou que
comme un vers de Molière que nous nous répétons sans
arrêter, c’est un grand soulagement de nous réveiller et que
notre intelligence puisse débarrasser l’idée de rage de dents,
de tout déguisement héroïque ou cadencé. C’est l’inverse de
ce soulagement que j’éprouvais quand mon chagrin de
monter dans ma chambre entrait en moi d’une façon
infiniment plus rapide, presque instantanée, à la fois
insidieuse et brusque, par l’inhalation – beaucoup plus
toxique que la pénétration morale – de l’odeur de vernis
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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particulière à cet escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut
boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon
propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir le
suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m’ensevelir dans
le lit de fer qu’on avait ajouté dans la chambre parce que
j’avais trop chaud l’été sous les courtines de reps du grand lit,
j’eus un mouvement de révolte, je voulus essayer d’une ruse
de condamné. J’écrivis à ma mère en la suppliant de monter
pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma
lettre. Mon effroi était que Françoise, la cuisinière de ma
tante qui était chargée de s’occuper de moi quand j’étais à
Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que
pour elle, faire une commission à ma mère quand il y avait
du monde lui paraîtrait aussi impossible que pour le portier
d’un théâtre de remettre une lettre à un acteur pendant qu’il
est en scène. Elle possédait à l’égard des choses qui peuvent
ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant,
subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou
oiseuses (ce qui lui donnait l’apparence de ces lois antiques
qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les
enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse
exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère,
ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code,
si l’on en jugeait par l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne
pas vouloir faire certaines commissions que nous lui
donnions, semblait avoir prévu des complexités sociales et
des raffinements mondains tels que rien dans l’entourage de
Françoise et dans sa vie de domestique de village n’avait pu
les lui suggérer; et l’on était obligé de se dire qu’il y avait en
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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elle un passé français très ancien, noble et mal compris,
comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels
témoignent qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les
ouvriers d’une usine de produits chimiques travaillent au
milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de
saint Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas
particulier, l’article du code à cause duquel il était peu
probable que sauf le cas d’incendie Françoise allât déranger
maman en présence de M. Swann pour un aussi petit
personnage que moi, exprimait simplement le respect qu’elle
professait non seulement pour les parents – comme pour les
morts, les prêtres et les rois – mais encore pour l’étranger à
qui on donne l’hospitalité, respect qui m’aurait peut-être
touché dans un livre mais qui m’irritait toujours dans sa
bouche, à cause du ton grave et attendri qu’elle prenait pour
en parler, et davantage ce soir où le caractère sacré qu’elle
conférait au dîner avait pour effet qu’elle refuserait d’en
troubler la cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon
côté, je n’hésitai pas à mentir et à lui dire que ce n’était pas
du tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que c’était
maman qui, en me quittant, m’avait recommandé de ne pas
oublier de lui envoyer une réponse relativement à un objet
qu’elle m’avait prié de chercher; et elle serait certainement
très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que
Françoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs
dont les sens étaient plus puissants que les nôtres, elle
discernait immédiatement, à des signes insaisissables pour
nous, toute vérité que nous voulions lui cacher; elle regarda
pendant cinq minutes l’enveloppe comme si l’examen du
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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papier et l’aspect de l’écriture allaient la renseigner sur la
nature du contenu ou lui apprendre à quel article de son
code elle devait se référer. Puis elle sortit d’un air résigné qui
semblait signifier: « C’est-il pas malheureux pour des parents
d’avoir un enfant pareil! » Elle revint au bout d’un moment
me dire qu’on n’en était encore qu’à la glace, qu’il était
impossible au maître d’hôtel de remettre la lettre en ce
moment devant tout le monde, mais que, quand on serait
aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à
maman. Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce n’était
plus comme tout à l’heure pour jusqu’à demain que j’avais
quitté ma mère, puisque mon petit mot allait, la fâchant sans
doute (et doublement parce que ce manège me rendrait
ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer
invisible et ravi dans la même pièce qu’elle, allait lui parler de
moi à l’oreille; puisque cette salle à manger interdite, hostile,
où, il y avait un instant encore, la glace elle-même – le «
granité » – et les rince-bouche me semblaient recéler des
plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman
les goûtait loin de moi, s’ouvrait à moi et, comme un fruit
devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir,
projeter jusqu’à mon cœur enivré l’attention de maman
tandis qu’elle lirait mes lignes. Maintenant je n’étais plus
séparé d’elle; les barrières étaient tombées, un fil délicieux
nous réunissait. Et puis, ce n’était pas tout: maman allait sans
doute venir!
L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann
s’en serait bien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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le but; or, au contraire, comme je l’ai appris plus tard, une
angoisse semblable fut le tourment de longues années de sa
vie, et personne aussi bien que lui peut-être, n’aurait pu me
comprendre; lui, cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on
aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut
pas le rejoindre, c’est l’amour qui la lui a fait connaître,
l’amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par
lequel elle sera accaparée, spécialisée; mais quand, comme
pour moi, elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait
son apparition dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague
et libre, sans affectation déterminée, au service un jour d’un
sentiment, le lendemain d’un autre, tantôt de la tendresse
filiale ou de l’amitié pour un camarade. – Et la joie avec
laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise
revint me dire que ma lettre serait remise, Swann l’avait bien
connue aussi, cette joie trompeuse que nous donne quelque
ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand
arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour
quelque bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet
ami nous aperçoit errant dehors, attendant désespérément
quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous
reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que
nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons
quelque chose d’urgent à dire à sa parente ou amie, il nous
assure que rien n’est plus simple, nous fait entrer dans le
vestibule et nous promet de nous l’envoyer avant cinq
minutes. Que nous l’aimons – comme en ce moment j’aimais
Françoise – l’intermédiaire bien intentionné qui d’un mot
vient de nous rendre supportable, humaine et presque
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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propice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle
nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et
délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous,
celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent
qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels
mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de
bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes
où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que par une
brèche inespérée nous y pénétrons; voici qu’un des moments
dont la succession les aurait composées, un moment aussi
réel que les autres, même peut-être plus important pour
nous, parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous nous
le représentons, nous le possédons, nous y intervenons, nous
l’avons créé presque: le moment où on va lui dire que nous
sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la
fête ne devaient pas être d’une essence bien différente de
celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût
tant nous faire souffrir, puisque l’ami bienveillant nous a dit:
« Mais elle sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup
plus de plaisir de causer avec vous que de s’ennuyer là-haut.
» Hélas! Swann en avait fait l’expérience, les bonnes
intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui
s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par
quelqu’un qu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon
amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont
elle était censée m’avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas
démentie) me fit dire par Françoise ces mots: « Il n’y a pas
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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de réponse » que depuis j’ai si souvent entendus des
concierges de « palaces » ou des valets de pied de tripots,
rapporter à quelque pauvre fille qui s’étonne: « Comment, il
n’a rien dit, mais c’est impossible! Vous avez pourtant bien
remis ma lettre. C’est bien, je vais attendre encore. » Et – de
même qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du
bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle,
et reste là, n’entendant plus que les rares propos sur le temps
qu’il fait échangés entre le concierge et un chasseur qu’il
envoie tout d’un coup, en s’apercevant de l’heure, faire
rafraîchir dans la glace la boisson d’un client – ayant décliné
l’offre de Françoise de me faire de la tisane ou de rester
auprès de moi, je la laissai retourner à l’office, je me couchai
et je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de
mes parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de
quelques secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman,
en m’approchant, au risque de la fâcher, si près d’elle que
j’avais cru toucher le moment de la revoir, je m’étais barré la
possibilité de m’endormir sans l’avoir revue, et les
battements de mon cœur de minute en minute devenaient
plus douloureux parce que j’augmentais mon agitation en me
prêchant un calme qui était l’acceptation de mon infortune.
Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité m’envahit
comme quand un médicament puissant commence à agir et
nous enlève une douleur: je venais de prendre la résolution
de ne plus essayer de m’endormir sans avoir revu maman, de
l’embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude
d’être ensuite fâché pour longtemps avec elle, quand elle
remonterait se coucher. Le calme qui résultait de mes
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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angoisses finies me mettait dans un allégresse extraordinaire,
non moins que l’attente, la soif et la peur du danger. J’ouvris
la fenêtre sans bruit et m’assis au pied de mon lit; je ne
faisais presque aucun mouvement afin qu’on ne m’entendît
pas d’en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi,
figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de
lune, qui doublant et reculant chaque chose par l’extension
devant elle de son reflet, plus dense et concret qu’elle-même,
avait à la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan
replié jusque-là, qu’on développe. Ce qui avait besoin de
bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son
frissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans ses
moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait pas
sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit.
Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, les bruits les
plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à
l’autre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel «
fini » qu’ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à
leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien
exécutés par l’orchestre du Conservatoire que, quoiqu’on
n’en perde pas une note, on croit les entendre cependant
loin de la salle du concert, et que tous les vieux abonnés – les
sœurs de ma grand’mère aussi quand Swann leur avait donné
ses places – tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les
progrès lointains d’une armée en marche qui n’aurait pas
encore tourné la rue de Trévise.
Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous
celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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les conséquences les plus graves, bien plus graves en vérité
qu’un étranger n’aurait pu le supposer, de celles qu’il aurait
cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment
honteuses. Mais dans l’éducation qu’on me donnait, l’ordre
des fautes n’était pas le même que dans l’éducation des
autres enfants et on m’avait habitué à placer avant toutes les
autres (parce que sans doute il n’y en avait pas contre
lesquelles j’eusse besoin d’être plus soigneusement gardé)
celles dont je comprends maintenant que leur caractère
commun est qu’on y tombe en cédant à une impulsion
nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne
déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que
j’étais excusable d’y succomber ou même peut-être incapable
d’y résister. Mais je les reconnaissais bien à l’angoisse qui les
précédait comme à la rigueur du châtiment qui les suivait; et
je savais que celle que je venais de commettre était de la
même famille que d’autres pour lesquelles j’avais été
sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand
j’irais me mettre sur le chemin de ma mère au moment où
elle monterait se coucher, et qu’elle verrait que j’étais resté
levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me
laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le
lendemain, c’était certain. Eh bien! dussé-je me jeter par la
fenêtre cinq minutes après, j’aimerais encore mieux cela. Ce
que je voulais maintenant c’était maman, c’était lui dire
bonsoir, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la
réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient
Swann; et quand le grelot de la porte m’eut averti qu’il venait
de partir, j’allai à la fenêtre. Maman demandait à mon père
s’il avait trouvé la langouste bonne et si M. Swann avait
repris de la glace au café et à la pistache. « Je l’ai trouvée bien
quelconque, dit ma mère; je crois que la prochaine fois il
faudra essayer d’un autre parfum. » – « Je ne peux pas dire
comme je trouve que Swann change, dit ma grand’tante, il
est d’un vieux! » Ma grand’tante avait tellement l’habitude de
voir toujours en Swann un même adolescent, qu’elle
s’étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l’âge
qu’elle continuait à lui donner. Et mes parents du reste
commençaient à lui trouver cette vieillesse anormale,
excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux
pour qui il semble que le grand jour qui n’a pas de lendemain
soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est
vide, et que les moments s’y additionnent depuis le matin
sans se diviser ensuite entre des enfants. « Je crois qu’il a
beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su
de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est
la fable de la ville. » Ma mère fit remarquer qu’il avait
pourtant l’air bien moins triste depuis quelque temps. « Il fait
aussi moins souvent ce geste qu’il a tout à fait comme son
père de s’essuyer les yeux et de se passer la main sur le front.
Moi je crois qu’au fond il n’aime plus cette femme. » – «
Mais naturellement il ne l’aime plus, répondit mon grand-
père. J’ai reçu de lui il y a déjà longtemps une lettre à ce
sujet, à laquelle je me suis empressé de ne pas me conformer,
et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments, au moins
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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d’amour, pour sa femme. Hé bien! vous voyez, vous ne
l’avez pas remercié pour l’Asti », ajouta mon grand-père en
se tournant vers ses deux belles-sœurs. « Comment, nous ne
l’avons pas remercié? je crois, entre nous, que je lui ai même
tourné cela assez délicatement », répondit ma tante Flora. «
Oui, tu as très bien arrangé cela: je t’ai admirée », dit ma
tante Céline. – « Mais toi, tu as été très bien aussi. » – « Oui
j’étais assez fière de ma phrase sur les voisins aimables. » – «
Comment, c’est cela que vous appelez remercier! s’écria mon
grand-père. J’ai bien entendu cela, mais du diable si j’ai cru
que c’était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu’il n’a rien
compris. » – « Mais voyons, Swann n’est pas bête, je suis
certaine qu’il a apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire
le nombre de bouteilles et le prix du vin! » Mon père et ma
mère restèrent seuls, et s’assirent un instant; puis mon père
dit: « Hé bien! si tu veux, nous allons monter nous coucher. »
– « Si tu veux, mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de
sommeil; ce n’est pas cette glace au café si anodine qui a pu
pourtant me tenir si éveillée; mais j’aperçois de la lumière
dans l’office et puisque la pauvre Françoise m’a attendue, je
vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu
vas te déshabiller. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du
vestibule qui donnait sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui
montait fermer sa fenêtre. J’allai sans bruit dans le couloir;
mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à avancer,
mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvante
et de joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée
par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même, je
m’élançai. À la première seconde, elle me regarda avec
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa
figure prit une expression de colère, elle ne me disait même
pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne
m’adressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman
m’avait dit un mot, ç’aurait été admettre qu’on pouvait me
reparler et d’ailleurs cela peut-être m’eût paru plus terrible
encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment
qui allait se préparer, le silence, la brouille, eussent été
puérils. Une parole c’eût été le calme avec lequel on répond à
un domestique quand on vient de décider de le renvoyer; le
baiser qu’on donne à un fils qu’on envoie s’engager alors
qu’on le lui aurait refusé si on devait se contenter d’être
fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon père qui
montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller, et,
pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix
entrecoupée par la colère: « Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins
ton père ne t’ait vu ainsi attendant comme un fou! » Mais je
lui répétais: « Viens me dire bonsoir », terrifié en voyant que
le reflet de la bougie de mon père s’élevait déjà sur le mur,
mais aussi usant de son approche comme d’un moyen de
chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père
me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me
dire: « Rentre dans ta chambre, je vais venir. » Il était trop
tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je
murmurai ces mots que personne n’entendit: « Je suis perdu!
»
Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment
des permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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plus larges octroyés par ma mère et ma grand’mère, parce
qu’il ne se souciait pas des « principes » et qu’il n’y avait pas
avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toute
contingente, ou même sans raison, il me supprimait au
dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée,
qu’on ne pouvait m’en priver sans parjure, ou bien, comme il
avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il
me disait: « Allons, monte te coucher, pas d’explication! »
Mais aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens
de ma grand’mère), il n’avait pas à proprement parler
d’intransigeance. Il me regarda un instant d’un air étonné et
fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots
embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit: « Mais va donc avec
lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de
dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de
rien. » – « Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que
j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on
ne peut pas habituer cet enfant... » – « Mais il ne s’agit pas
d’habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien
que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet enfant; voyons,
nous ne sommes pas des bourreaux! Quand tu l’auras rendu
malade, tu seras bien avancée! Puisqu’il y a deux lits dans sa
chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et
couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi
qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher. »
On ne pouvait pas remercier mon père; on l’eût agacé par
ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un
mouvement; il était encore devant nous, grand, dans sa robe
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose
qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies,
avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo
Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle
a à se départir du côté d’Isaac. Il y a bien des années de cela.
La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa
bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des
choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours,
et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des
peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir
alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles
à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a
cessé de pouvoir dire à maman: « Va avec le petit. » La
possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais
depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si
je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir
devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me
retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé;
et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant
davantage autour de moi que je les entends de nouveau,
comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les
bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées
mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.
Maman passa cette nuit-là dans ma chambre; au moment
où je venais de commettre une faute telle que je m’attendais
à être obligé de quitter la maison, mes parents m’accordaient
plus que je n’eusse jamais obtenu d’eux comme récompense
d’une belle action. Même à l’heure où elle se manifestait par
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce
quelque chose d’arbitraire et d’immérité qui la caractérisait,
et qui tenait à ce que généralement elle résultait plutôt de
convenances fortuites que d’un plan prémédité. Peut-être
même que ce que j’appelais sa sévérité, quand il m’envoyait
me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou
de ma grand’mère, car sa nature, plus différente en certains
points de la mienne que n’était la leur, n’avait probablement
pas deviné jusqu’ici combien j’étais malheureux tous les
soirs, ce que ma mère et ma grand’mère savaient bien; mais
elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à m’épargner de
la souffrance, elles voulaient m’apprendre à la dominer afin
de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté.
Pour mon père, dont l’affection pour moi était d’une autre
sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage: pour une fois où
il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dit à
ma mère: « Va donc le consoler. » Maman resta cette nuit-là
dans ma chambre et, comme pour ne gâter d’aucun remords
ces heures si différentes de ce que j’avais eu le droit
d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se passait
quelque chose d’extraordinaire en voyant maman assise près
de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me
gronder, lui demanda: « Mais Madame, qu’a donc Monsieur à
pleurer ainsi? » maman lui répondit: « Mais il ne sait pas lui-
même, Françoise, il est énervé; préparez-moi vite le grand lit
et montez vous coucher. » Ainsi, pour la première fois, ma
tristesse n’était plus considérée comme une faute punissable
mais comme un mal involontaire qu’on venait de reconnaître
officiellement, comme un état nerveux dont je n’étais pas
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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responsable; j’avais le soulagement de n’avoir plus à mêler de
scrupules à l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer
sans péché. Je n’étais pas non plus médiocrement fier vis-à-
vis de Françoise de ce retour des choses humaines, qui, une
heure après que maman avait refusé de monter dans ma
chambre et m’avait fait dédaigneusement répondre que je
devrais dormir, m’élevait à la dignité de grande personne et
m’avait fait atteindre tout d’un coup à une sorte de puberté
du chagrin, d’émancipation des larmes. J’aurais dû être
heureux: je ne l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait
de me faire une première concession qui devait lui être
douloureuse, que c’était une première abdication de sa part
devant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que pour la
première fois, elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il me
semblait que si je venais de remporter une victoire c’était
contre elle, que j’avais réussi comme auraient pu faire la
maladie, des chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à faire
fléchir sa raison, et que cette soirée commençait une ère,
resterait comme une triste date. Si j’avais osé maintenant,
j’aurais dit à maman: « Non je ne veux pas, ne couche pas ici.
» Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste comme on
dirait aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardemment
idéaliste de ma grand’mère, et je savais que, maintenant que
le mal était fait, elle aimerait mieux m’en laisser du moins
goûter le plaisir calmant et ne pas déranger mon père. Certes,
le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse ce soir-
là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à
arrêter mes larmes; mais justement il me semblait que cela
n’aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste pour moi
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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que cette douceur nouvelle que n’avait pas connue mon
enfance; il me semblait que je venais d’une main impie et
secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y faire
apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla
mes sanglots, et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait
aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d’un coup
gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer.
Comme elle sentit que je m’en étais aperçu, elle me dit en
riant: « Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre
sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela continue.
Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman non plus,
ne restons pas à nous énerver, faisons quelque chose,
prenons un de tes livres. » Mais je n’en avais pas là. « Est-ce
que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que
ta grand’mère doit te donner pour ta fête? Pense bien: tu ne
seras pas déçu de ne rien avoir après-demain? » J’étais au
contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de
livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les
enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce
premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà
la boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an
dernier. C’était la Mare au Diable, François le Champi, la
Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma grand’mère, ai-je
su depuis, avait d’abord choisi les poésies de Musset, un
volume de Rousseau et Indiana; car si elle jugeait les lectures
futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elles
ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur
l’esprit même d’un enfant une influence plus dangereuse et
moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folle en
apprenant les livres qu’elle voulait me donner, elle était
retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour
que je ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c’était
un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le
médecin avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer
ainsi) et elle s’était rabattue sur les quatre romans champêtres
de George Sand. « Ma fille, disait-elle à maman, je ne
pourrais me décider à donner à cet enfant quelque chose de
mal écrit. »
En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on
ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous
procurent les belles choses en nous apprenant à chercher
notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et
de la vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu’un un
cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des
couverts, une canne, elle les cherchait « anciens », comme si
leur longue désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils
paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des
hommes d’autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre.
Elle eût aimé que j’eusse dans ma chambre des
photographies des monuments ou des paysages les plus
beaux. Mais au moment d’en faire l’emplette, et bien que la
chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que
la vulgarité, l’utilité reprenaient trop vite leur place dans le
mode mécanique de représentation, la photographie. Elle
essayait de ruser et, sinon d’éliminer entièrement la banalité
commerciale, du moins de la réduire, d’y substituer, pour la
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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plus grande partie, de l’art encore, d’y introduire comme
plusieurs « épaisseurs » d’art: au lieu de photographies de la
Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud,
du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque
grand peintre ne les avait pas représentés, et préférait me
donner des photographies de la Cathédrale de Chartres par
Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert,
du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art de plus.
Mais si le photographe avait été écarté de la représentation
du chef-d’œuvre ou de la nature et remplacé par un grand
artiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette
interprétation même. Arrivée à l’échéance de la vulgarité, ma
grand’mère tâchait de la reculer encore. Elle demandait à
Swann si l’œuvre n’avait pas été gravée, préférant, quand
c’était possible, des gravures anciennes et ayant encore un
intérêt au delà d’elles-mêmes, par exemple celles qui
représentent un chef-d’œuvre dans un état où nous ne
pouvons plus le voir aujourd’hui (comme la gravure de la
Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morgan). Il faut
dire que les résultats de cette manière de comprendre l’art de
faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L’idée
que je pris de Venise d’après un dessin du Titien qui est
censé avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup
moins exacte que celle que m’eussent donnée de simples
photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la
maison, quand ma grand’tante voulait dresser un réquisitoire
contre ma grand’mère, des fauteuils offerts par elle à de
jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première
tentative qu’on avait faite pour s’en servir, s’étaient
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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immédiatement effondrés sous le poids d’un des
destinataires. Mais ma grand’mère aurait cru mesquin de trop
s’occuper de la solidité d’une boiserie où se distinguaient
encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle
imagination du passé. Même ce qui dans ces meubles
répondait à un besoin, comme c’était d’une façon à laquelle
nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les
vieilles manières de dire où nous voyons une métaphore,
effacée, dans notre moderne langage, par l’usure de
l’habitude. Or, justement, les romans champêtres de George
Sand qu’elle me donnait pour ma fête, étaient pleins, ainsi
qu’un mobilier ancien, d’expressions tombées en désuétude
et redevenues imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la
campagne. Et ma grand’mère les avait achetés de préférence
à d’autres, comme elle eût loué plus volontiers une propriété
où il y aurait eu un pigeonnier gothique, ou quelqu’une de
ces vieilles choses qui exercent sur l’esprit une heureuse
influence en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages
dans le temps.
Maman s’assit à côté de mon lit; elle avait pris François le
Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre
incompréhensible donnaient pour moi une personnalité
distincte et un attrait mystérieux. Je n’avais jamais lu encore
de vrais romans. J’avais entendu dire que George Sand était
le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans
François le Champi quelque chose d’indéfinissable et de
délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la
curiosité ou l’attendrissement, certaines façons de dire qui
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu
instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me
paraissaient simples – à moi qui considérais un livre nouveau
non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais
comme une personne unique, n’ayant de raison d’exister
qu’en soi – une émanation troublante de l’essence
particulière à François le Champi. Sous ces événements si
journaliers, ces choses si communes, ces mots si courants, je
sentais comme une intonation, une accentuation étrange.
L’action s’engagea; elle me parut d’autant plus obscure que
dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent,
pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux
lacunes que cette distraction laissait dans le récit, s’ajoutait,
quand c’était maman qui me lisait à haute voix, qu’elle
passait toutes les scènes d’amour. Aussi tous les
changements bizarres qui se produisent dans l’attitude
respective de la meunière et de l’enfant et qui ne trouvent
leur explication que dans les progrès d’un amour naissant me
paraissaient empreints d’un profond mystère dont je me
figurais volontiers que la source devait être dans ce nom
inconnu et si doux de « Champi » qui mettait sur l’enfant, qui
le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive,
empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice
infidèle, c’était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait
l’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le
respect et la simplicité de l’interprétation, par la beauté et la
douceur du son. Même dans la vie, quand c’étaient des êtres
et non des œuvres d’art qui excitaient ainsi son
attendrissement ou son admiration, c’était touchant de voir
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de
ses propos, tel éclat de gaîté qui eût pu faire mal à cette mère
qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête,
d’anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son
grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à
ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de
George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette
distinction morale que maman avait appris de ma grand’mère
à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais
lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également
pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de
sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher
le flot puissant d’y être reçu, elle fournissait toute la
tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles
réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix
et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de
sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton
qu’il faut l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais
que les mots n’indiquent pas; grâce à lui elle amortissait au
passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à
l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la
bonté, la mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la
phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt
pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les
faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans
un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune
une sorte de vie sentimentale et continue.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la
douceur de cette nuit où j’avais ma mère auprès de moi. Je
savais qu’une telle nuit ne pourrait se renouveler; que le plus
grand désir que j’eusse au monde, garder ma mère dans ma
chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en
opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous,
pour que l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir
pût être autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes
angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais
quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais
plus; puis demain soir était encore lointain; je me disais que
j’aurais le temps d’aviser, bien que ce temps-là ne pût
m’apporter aucun pouvoir de plus, puisqu’il s’agissait de
choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me
faisait paraître plus évitables l’intervalle qui les séparait
encore de moi.
C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit,
je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que
cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes
ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de
bengale ou quelque projection électrique éclairent et
sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent
plongées dans la nuit: à la base assez large, le petit salon, la
salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par où arriverait
M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule
où je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si
cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de
cette pyramide irrégulière; et, au faîte, ma chambre à coucher
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de maman;
en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce
qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité,
le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voit
indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en
province) au drame de mon déshabillage; comme si
Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un
mince escalier et comme s’il n’y avait jamais été que sept
heures du soir. À vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût
interrogé que Combray comprenait encore autre chose et
existait à d’autres heures. Mais comme ce que je m’en serais
rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire
volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les
renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien
de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de
Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais? C’était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second
hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas
d’attendre longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes
de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque
être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée,
perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup
ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de
l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison.
Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par
nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous
cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence
sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa
portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous
donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas.
Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions
avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce
qui n’était pas le théâtre et la drame de mon coucher
n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je
rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me
proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu
de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai.
Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus
appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés
dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et
bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la
perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une
cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de
madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des
miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à
ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux
m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait
aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses
désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon
qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était
moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle
était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait
infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-
elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une
seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la
première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la
seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage
semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est
pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît
pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en
moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas
interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander
et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un
éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers
mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment?
Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé
par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le
pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui
sera de rien. Chercher? pas seulement: créer. Il est en face de
quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser,
puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet
état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais
l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres
s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je
rétrograde par la pensée au moment où je pris la première
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté
nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de
ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour
que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir,
j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes
oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre
voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir,
je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui
refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une
tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide
devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente
de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque
chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on
aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que
c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et
j’entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être
l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la
suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop
confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se
confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais
je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul
interprète possible, de me traduire le témoignage de sa
contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui
demander de m’apprendre de quelle circonstance
particulière, de quelle époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce
souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever
tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus
rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait s’il remontera
jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me
pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne
de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a
conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant
simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de
demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût,
c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche
matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant
l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa
chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé
dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite
madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse
goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis,
sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image
avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus
récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si
longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était
désagrégé; les formes – et celle aussi du petit coquillage de
pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et
dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la
force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la
conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste,
après la mort des êtres, après la destruction des choses,
seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore
longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à
espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur
leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du
souvenir.
Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine
trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je
ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de
découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux),
aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre,
vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon
donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents
sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-
là); et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait
avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le
matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on
prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les
Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine
rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là
indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se
contournent, se colorent, se différencient, deviennent des
fleurs, des maisons, des personnages consistants et
reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de
notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas
de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits
logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui
prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse
de thé.
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II
Combray de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de
fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques,
ce n’était qu’une église résumant la ville, la représentant,
parlant d’elle et pour elle aux lointains, et, quand on
approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre,
en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses
brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu’un
reste de remparts du moyen âge cernait çà et là d’un trait
aussi parfaitement circulaire qu’une petite ville dans un
tableau de primitif. À l’habiter, Combray était un peu triste,
comme ses rues dont les maisons construites en pierres
noirâtres du pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de
pignons qui rabattaient l’ombre devant elles, étaient assez
obscures pour qu’il fallût dès que le jour commençait à
tomber relever les rideaux dans les « salles »; des rues aux
graves noms de saints (desquels plusieurs se rattachaient à
l’histoire des premiers seigneurs de Combray): rue Saint-
Hilaire, rue Saint-Jacques où était la maison de ma tante, rue
Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du Saint-Esprit
sur laquelle s’ouvrait la petite porte latérale de son jardin; et
ces rues de Combray existent dans une partie de ma
mémoire si reculée, peinte de couleurs si différentes de celles
qui maintenant revêtent pour moi le monde, qu’en vérité
elles me paraissent toutes, et l’église qui les dominait sur la
Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne
magique; et qu’à certains moments, il me semble que
pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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une chambre rue de l’Oiseau – à la vieille hôtellerie de
l’Oiseau Flesché, des soupiraux de laquelle montait une
odeur de cuisine qui s’élève encore par moments en moi
aussi intermittente et aussi chaude – serait une entrée en
contact avec l’Au-delà plus merveilleusement surnaturelle
que de faire la connaissance de Golo et de causer avec
Geneviève de Brabant.
La cousine de mon grand-père – ma grand’tante – chez qui
nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis
la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu
quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa
chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours
couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité
physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Son
appartement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui
aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition
au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues),
et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès
presque devant chaque porte, semblait comme un défilé
pratiqué par un tailleur d’images gothiques à même la pierre
où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante
n’habitait plus effectivement que deux chambres contiguës,
restant l’après-midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre.
C’étaient de ces chambres de province qui – de même qu’en
certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont
illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires
que nous ne voyons pas – nous enchantent des mille odeurs
qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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vie secrète, invisible, surabondante et morale que
l’atmosphère y tient en suspens; odeurs naturelles encore,
certes, et couleur du temps comme celles de la campagne
voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée
exquise, industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année
qui ont quitté le verger pour l’armoire; saisonnières, mais
mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée
blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles
comme une horloge de village, flâneuses et rangées,
insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes,
heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété
et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à
celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’air y était saturé de la
fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent que je ne m’y
avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces
premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je
le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à
Combray: avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma
tante on me faisait attendre un instant dans la première pièce
où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud
devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui
badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisait
comme un de ces grands « devants de four » de campagne,
ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels
on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même
quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la
réclusion la poésie de l’hivernage; je faisais quelques pas du
prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus
d’un appui-tête au crochet; et le feu cuisant comme une pâte
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout
grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la
fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les
dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et
palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à
peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus
réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du
papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise
inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade,
indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.
Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait
toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas
parce qu’elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé
et de flottant qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais
elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire
quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était salutaire pour
sa gorge et qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela
rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses
dont elle souffrait; puis, dans l’inertie absolue où elle vivait,
elle prêtait à ses moindres sensations une importance
extraordinaire; elle les douait d’une motilité qui lui rendait
difficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui
les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un
perpétuel monologue qui était sa seule forme d’activité.
Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser tout haut,
elle ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût
personne dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent
se dire à elle-même: « Il faut que je me rappelle bien que je
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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n’ai pas dormi » (car ne jamais dormir était sa grande
prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la
trace: le matin Françoise ne venait pas « l’éveiller », mais «
entrait » chez elle; quand ma tante voulait faire un somme
dans la journée, on disait qu’elle voulait « réfléchir » ou «
reposer »; et quand il lui arrivait de s’oublier en causant
jusqu’à dire: « ce qui m’a réveillée » ou « j’ai rêvé que », elle
rougissait et se reprenait au plus vite).
Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser; Françoise
faisait infuser son thé; ou, si ma tante se sentait agitée, elle
demandait à la place sa tisane, et c’étais moi qui étais chargé
de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la
quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau
bouillante. Le desséchement des tiges les avait incurvées en
un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient
les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût
fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant
perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus
disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers
blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent
été empilées, concassées ou tressées comme dans la
confection d’un nid. Mille petits détails inutiles – charmante
prodigalité du pharmacien – qu’on eût supprimés dans une
préparation factice, me donnaient, comme un livre où on
s’émerveille de rencontrer le nom d’une personne de
connaissance, le plaisir de comprendre que c’était bien des
tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la
Gare, modifiées, justement parce que c’étaient non des
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doubles, mais elles-mêmes et qu’elles avaient vieilli. Et
chaque caractère nouveau n’y étant que la métamorphose
d’un caractère ancien, dans de petites boules grises je
reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus à
terme; mais surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui faisait se
détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où elles
étaient suspendues comme de petites roses d’or – signe,
comme la lueur qui révèle encore sur une muraille la place
d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de
l’arbre qui avaient été « en couleur » et celles qui ne l’avaient
pas été – me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui
avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les
soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était leur
couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie
diminuée qu’était la leur maintenant et qui est comme le
crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dans
l’infusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille
morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me
tendait un morceau quand il était suffisamment amolli.
D’un côté de son lit était une grande commode jaune en
bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine
et du maître-autel, où, au-dessus d’une statuette de la Vierge
et d’une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres
de messe et des ordonnances de médicaments, tous ce qu’il
fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne
manquer l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l’autre
côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux
et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale
de Combray, qu’elle commentait ensuite avec Françoise.
Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle
me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes
lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure
matinale, elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux, et
où les vertèbres transparaissaient comme les pointes d’une
couronne d’épines ou les grains d’un rosaire, et elle me disait:
« Allons, mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer pour la
messe; et si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas
s’amuser trop longtemps avec vous, qu’elle monte bientôt
voir si je n’ai besoin de rien. »
Françoise, en effet, qui était depuis des années à son
service et ne se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour tout
à fait au nôtre, délaissait un peu ma tante pendant les mois
où nous étions là. Il y avait eu dans mon enfance, avant que
nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait
encore l’hiver à Paris chez sa mère, un temps où je
connaissais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant
d’entrer chez ma grand’tante, ma mère me mettait dans la
main une pièce de cinq francs et me disait: « Surtout ne te
trompe pas de personne. Attends pour donner que tu
m’entendes dire: « Bonjour Françoise »; en même temps je te
toucherai légèrement le bras. » À peine arrivions-nous dans
l’obscure antichambre de ma tante que nous apercevions
dans l’ombre, sous les tuyaux d’un bonnet éblouissant, raide
et fragile comme s’il avait été de sucre filé, les remous
concentriques d’un sourire de reconnaissance anticipé.
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C’était Françoise, immobile et debout dans l’encadrement de
la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans
sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de
chapelle, on distinguait sur son visage l’amour désintéressé
de l’humanité, le respect attendri pour les hautes classes
qu’exaltait dans les meilleures régions de son cœur l’espoir
des étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence et
disait d’une voix forte: « Bonjour Françoise. » À ce signal
mes doigts s’ouvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour
la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que
nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux
que Françoise; nous étions ses préférés, elle avait pour nous,
au moins pendant les premières années, avec autant de
considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce que
nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle
avait pour les liens invisibles que noue entre les membres
d’une famille la circulation d’un même sang, autant de
respect qu’un tragique grec), le charme de n’être pas ses
maîtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait,
nous plaignant de n’avoir pas encore plus beau temps, le jour
de notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il faisait un
vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa
fille et de ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce qu’on
comptait faire de lui, s’il ressemblerait à sa grand’mère.
Et quand il n’y avait plus de monde là, maman qui savait
que Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des
années, lui parlait d’eux avec douceur, lui demandait mille
détails sur ce qu’avait été leur vie.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Elle avait deviné que Françoise n’aimait pas son gendre et
qu’il lui gâtait le plaisir qu’elle avait à être avec sa fille, avec
qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi,
quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de Combray,
maman lui disait en souriant: « N’est-ce pas Françoise, si
Julien a été obligé de s’absenter et si vous avez Marguerite à
vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée,
mais vous vous ferez une raison? » Et Françoise disait en
riant: « Madame sait tout; madame est pire que les rayons X
(elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se
railler elle-même, ignorante, d’employer ce terme savant),
qu’on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que
vous avez dans le cœur », et disparaissait, confuse qu’on
s’occupât d’elle, peut-être pour qu’on ne la vît pas pleurer;
maman était la première personne qui lui donnât cette douce
émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de
paysanne pouvaient présenter de l’intérêt, être un motif de
joie ou de tristesse pour une autre qu’elle-même. Ma tante se
résignait à se priver un peu d’elle pendant notre séjour,
sachant combien ma mère appréciait le service de cette
bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq
heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le
tuyautage éclatant et fixe avait l’air d’être en biscuit, que pour
aller à la grand’messe; qui faisait tout bien, travaillant comme
un cheval, qu’elle fût bien portante ou non, mais sans bruit,
sans avoir l’air de rien faire, la seule des bonnes de ma tante
qui, quand maman demandait de l’eau chaude ou du café
noir, les apportait vraiment bouillants; elle était un de ces
serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui
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déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-être
parce qu’ils ne prennent pas la peine de faire sa conquête et
n’ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien qu’ils
n’ont aucun besoin de lui, qu’on cesserait de le recevoir
plutôt que de les renvoyer; et qui sont en revanche ceux à
qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leur capacités
réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de
ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un
visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité.
Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents
eussent tout ce qu’il leur fallait, remontait une première fois
chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce
qu’elle prendrait pour déjeuner, il était bien rare qu’il ne
fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explications
sur quelque événement d’importance:
– Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passée
plus d’un quart d’heure en retard pour aller chercher sa sœur;
pour peu qu’elle s’attarde sur son chemin cela ne me
surprendrait point qu’elle arrive après l’élévation.
– Hé! il n’y aurait rien d’étonnant, répondait Françoise.
– Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt, vous
auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux
fois grosses comme celles de la mère Callot; tâchez donc de
savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous qui, cette année,
nous mettez des asperges à toutes les sauces, vous auriez pu
en prendre de pareilles pour nos voyageurs.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– Il n’y aurait rien d’étonnant qu’elles viennent de chez M.
le Curé, disait Françoise.
– Ah! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait
ma tante en haussant les épaules. Chez M. le Curé! Vous
savez bien qu’il ne fait pousser que de petites méchantes
asperges de rien. Je vous dis que celles-là étaient grosses
comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme
mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année.
– Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a
cassé la tête?
– Non, madame Octave.
– Ah! ma pauvre fille, il faut que vous l’ayez solide votre
tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C’était la
Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il
est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné par la rue
de l’Oiseau. Il faut qu’il y ait quelque enfant de malade.
– Eh! là, mon Dieu, soupirait Françoise, qui ne pouvait pas
entendre parler d’un malheur arrivé à un inconnu, même
dans une partie du monde éloignée, sans commencer à
gémir.
– Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des
morts? Ah! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-
il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. Ah! il est
temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que j’ai
fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je
vous fais perdre votre temps, ma fille.
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– Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si cher;
celui qui l’a fait ne nous l’a pas vendu. Je vas seulement voir
si mon feu ne s’éteint pas.
Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au
cours de cette séance matinale, les premiers événements du
jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un
caractère si mystérieux et si grave que ma tante sentait qu’elle
ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait,
et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans
la maison.
– Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de la
pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti
une faiblesse?
– Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est-à-dire, si, vous
savez bien que maintenant les moments où je n’ai pas de
faiblesse sont bien rares; un jour je passerai comme Mme
Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître; mais ce
n’est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je
viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une
fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux
sous de sel chez Camus. C’est bien rare si Théodore ne peut
pas vous dire qui c’est.
– Mais ça sera la fille de M. Pupin, disait Françoise qui
préférait s’en tenir à une explication immédiate, ayant été
déjà deux fois depuis le matin chez Camus.
– La fille de M. Pupin! Oh! je vous crois bien, ma pauvre
Françoise! Avec cela que je ne l’aurais pas reconnue?
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je
veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me
ressemble de l’avoir déjà vue ce matin.
– Ah! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu’elle soit
venue pour les fêtes. C’est cela! Il n’y a pas besoin de
chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous
pourrions bien voir tout à l’heure Mme Sazerat venir sonner
chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça! J’ai vu le petit de
chez Galopin qui passait avec une tarte! Vous verrez que la
tarte allait chez Mme Goupil.
– Dès l’instant que Mme Goupil a de la visite, madame
Octave, vous n’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer
pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne
heure, disait Françoise qui, pressée de redescendre s’occuper
du déjeuner, n’était pas fâchée de laisser à ma tante cette
distraction en perspective.
– Oh! pas avant midi, répondait ma tante d’un ton résigné,
tout en jetant sur la pendule un coup d’œil inquiet, mais
furtif pour ne pas laisser voir qu’elle, qui avait renoncé à
tout, trouvait pourtant, à apprendre que Mme Goupil avait à
déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait
malheureusement attendre encore un peu plus d’une heure.
Et encore cela tombera pendant mon déjeuner! ajouta-t-elle
à mi-voix pour elle-même. Son déjeuner lui était une
distraction suffisante pour qu’elle n’en souhaitât pas une
autre en même temps. « Vous n’oublierez pas au moins de
me donner mes œufs à la crème dans une assiette plate? »
C’étaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante
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s’amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu’on lui
servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait:
Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe
merveilleuse, et disait en souriant: Très bien, très bien.
– Je serais bien allée chez Camus... disait Françoise en
voyant que ma tante ne l’y enverrait plus.
– Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mlle
Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait
monter pour rien.
Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien
qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne
« qu’on ne connaissait point » était un être aussi peu croyable
qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas
que, chaque fois que s’était produite, dans la rue de Saint-
Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes,
des recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire
le personnage fabuleux aux proportions d’une « personne
qu’on connaissait », soit personnellement, soit abstraitement,
dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec
des gens de Combray. C’était le fils de Mme Sauton qui
rentrait du service, la nièce de l’abbé Perdreau qui sortait de
couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui
venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les
fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotion de croire qu’il
y avait à Combray des gens qu’on ne connaissait point
simplement parce qu’on ne les avait pas reconnus ou
identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l’avance,
Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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leurs « voyageurs ». Quand le soir, je montais, en rentrant,
raconter notre promenade à ma tante, si j’avais l’imprudence
de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux,
un homme que mon grand-père ne connaissait pas: « Un
homme que grand-père ne connaissait point, s’écriait-elle.
Ah! je te crois bien! » Néanmoins un peu émue de cette
nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père
était mandé. « Qui donc est-ce que vous avez rencontré près
du Pont-Vieux, mon oncle? un homme que vous ne
connaissiez point? » – « Mais si, répondait mon grand-père,
c’était Prosper le frère du jardinier de Mme Bouillebœuf. » –
« Ah! bien », disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge;
haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait: «
Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que
vous ne connaissiez point! » Et on me recommandait d’être
plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma
tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement
bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma
tante avait vu par hasard passer un chien « qu’elle ne
connaissait point », elle ne cessait d’y penser et de consacrer
à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses
heures de liberté.
– Ce sera le chien de Mme Sazerat, disait Françoise, sans
grande conviction, mais dans un but d’apaisement et pour
que ma tante ne se « fende pas la tête ».
– Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat!
répondait ma tante donc l’esprit critique n’admettait pas si
facilement un fait.
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– Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté
de Lisieux.
– Ah! à moins de ça.
– Il paraît que c’est une bête bien affable, ajoutait
Françoise qui tenait le renseignement de Théodore,
spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur,
toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. C’est
rare qu’une bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante.
Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le
temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau
n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes
asperges.
– Comment, Françoise, encore des asperges! mais c’est
une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année, vous
allez en fatiguer nos Parisiens!
– Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils
rentreront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne
les mangeront pas avec le dos de la cuiller.
– Mais à l’église, ils doivent y être déjà; vous ferez bien de
ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner.
Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise,
j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que
je la revois bien, notre église! Son vieux porche par lequel
nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié
et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier
où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des
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mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts
timides prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des
siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et
l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles
dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses
pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des
abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un
pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière
inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait
couler comme du miel hors des limites de leur propre
équarrissure qu’ici elles avaient dépassées d’un flot blond,
entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs,
noyant les violettes blanches du marbre; et en deçà
desquelles, ailleurs, elles s’étaient résorbées, contractant
encore l’elliptique inscription latine, introduisant un caprice
de plus dans la disposition de ces caractères abrégés,
rapprochant deux lettres d’un mot dont les autres avaient été
démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais
tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que,
fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église;
l’un était rempli dans toute sa grandeur par un seul
personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-
haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre; (et dans le
reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à
midi, quand il n’y a pas d’office – à l’un de ces rares
moments où l’église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse,
avec du soleil sur son riche mobilier, avait l’air presque
habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint,
d’un hôtel de style moyen âge – on voyait s’agenouiller un
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un
paquet tout ficelé de petits fours qu’elle venait de prendre
chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait rapporter pour le
déjeuner); dans un autre une montagne de neige rose, au
pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à
même la verrière qu’elle boursouflait de son trouble grésil
comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons éclairés
par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait
le retable de l’autel de tons si frais qu’ils semblaient plutôt
posés là momentanément par une lueur du dehors prête à
s’évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la
pierre); et tous étaient si anciens qu’on voyait çà et là leur
vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et
montrer brillante et usée jusqu’à la corde la trame de leur
douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un haut
compartiment divisé en une centaine de petits vitraux
rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de
cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI;
mais soit qu’un rayon eût brillé, soit que mon regard en
bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte
et rallumée un mouvant et précieux incendie, l’instant
d’après elle avait pris l’éclat changeant d’une traîne de paon,
puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et
fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et
rocheuse, le long des parois humides, comme si c’était dans
la nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites que je
suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; un instant
après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence
profonde, l’infrangible dureté de saphirs qui eussent été
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière
lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un
sourire momentané de soleil; il était aussi reconnaissable
dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur
le pavé de la place ou la paille du marché; et, même à nos
premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques,
il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant
épanouir, comme en un printemps historique et qui datait
des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré
de myosotis en verre.
Deux tapisseries de haute lice représentaient le
couronnement d’Esther (la tradition voulait qu’on eût donné
à Assuérus les traits d’un roi de France et à Esther ceux
d’une dame de Guermantes dont il était amoureux)
auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une
expression, un relief, un éclairage: un peu de rose flottait aux
lèvres d’Esther au delà du dessin de leur contour; le jaune de
sa robe s’étalait si onctueusement, si grassement, qu’elle en
prenait une sorte de consistance et s’enlevait vivement sur
l’atmosphère refoulée; et la verdure des arbres restée vive
dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais
ayant « passé » dans le haut, faisait se détacher en plus pâle,
au-dessus des troncs foncés, les hautes branches
jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque
et oblique illumination d’un soleil invisible. Tout cela, et plus
encore les objets précieux venus à l’église de personnages qui
étaient pour moi presque des personnages de légende (la
croix d’or travaillée, disait-on, par saint Éloi et donnée par
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en
porphyre et en cuivre émaillé), à cause de quoi je m’avançais
dans l’église, quand nous gagnions nos chaises, comme dans
une vallée visitée des fées, où le paysan s’émerveille de voir
dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace
palpable de leur passage surnaturel; tout cela faisait d’elle
pour moi quelque chose d’entièrement différent du reste de
la ville: un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à
quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –
déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en
travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir,
non pas seulement quelques mètres, mais des époques
successives d’où il sortait victorieux; dérobant le rude et
farouche XIe siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il
n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de
grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait
près du porche l’escalier du clocher, et, même là, dissimulé
par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient
coquettement devant lui comme de plus grandes sœurs, pour
le cacher aux étrangers, se placent en souriant devant un
jeune frère rustre, grognon et mal vêtu; élevant dans le ciel
au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis
et semblait le voir encore; et s’enfonçant avec sa crypte dans
une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la
voûte obscure et puissamment nervurée comme la
membrane d’une immense chauve-souris de pierre,
Théodore et sa sœur nous éclairaient d’une bougie le
tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une
profonde valve – comme la trace d’un fossile – avait été
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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creusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du
meurtre de la princesse franque, s’était détachée d’elle-même
des chaînes d’or où elle était suspendue à la place de
l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la
flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait
mollement céder sous elle ».
L’abside de l’église de Combray, peut-on vraiment en
parler? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et
même d’élan religieux. Du dehors, comme le croisement des
rues sur lequel elle donnait était en contre-bas, sa grossière
muraille s’exhaussait d’un soubassement en moellons
nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n’avait rien de
particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient
percées à une hauteur excessive, et le tout avait plus l’air d’un
mur de prison que d’église. Et certes, plus tard, quand je me
rappelais toutes les glorieuses absides que j’ai vues, il ne me
serait jamais venu à la pensée de rapprocher d’elles l’abside
de Combray. Seulement, un jour, au détour d’une petite rue
provinciale, j’aperçus, en face du croisement de trois ruelles,
une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées en
haut et offrant le même aspect asymétrique que l’abside de
Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme à
Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le
sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié: «
L’Église! »
L’église! Familière; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa
porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin
et la maison de Mme Loiseau, qu’elle touchait sans aucune
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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séparation; simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir
son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu
des numéros, et où il semble que le facteur aurait dû s’arrêter
le matin quand il faisait sa distribution, avant d’entrer chez
Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il y avait
pourtant entre elle et tout ce qui n’était pas elle une
démarcation que mon esprit n’a jamais pu arriver à franchir.
Mme Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui
prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches
courir toujours partout tête baissée, et dont les fleurs
n’avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez
grandes, que d’aller rafraîchir leurs joues violettes et
congestionnées contre la sombre façade de l’église, les
fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi; entre
les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s’appuyaient, si
mes yeux ne percevaient pas d’intervalle, mon esprit réservait
un abîme.
On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin,
inscrivant sa figure inoubliable à l’horizon où Combray
n’apparaissait pas encore; quand du train qui, la semaine de
Pâques, nous amenait de Paris, mon père l’apercevait qui
filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en
tous sens son petit coq de fer, il nous disait: « Allons, prenez
les couvertures, on est arrivé. » Et dans une des plus grandes
promenades que nous faisions de Combray, il y avait un
endroit où la route resserrée débouchait tout à coup sur un
immense plateau fermé à l’horizon par des forêts
déchiquetées que dépassait seul la fine pointe du clocher de
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Saint-Hilaire, mais si mince, si rose, qu’elle semblait
seulement rayée sur le ciel par un ongle qui aurait voulu
donner à ce paysage, à ce tableau rien que de nature, cette
petite marque d’art, cette unique indication humaine. Quand
on se rapprochait et qu’on pouvait apercevoir le reste de la
tour carrée et à demi détruite qui, moins haute, subsistait à
côté de lui, on était frappé surtout du ton rougeâtre et
sombre des pierres; et, par un matin brumeux d’automne, on
aurait dit, s’élevant au-dessus du violet orageux des
vignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de la
vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand’mère
me faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour,
placées deux par deux les unes au-dessus des autres, avec
cette juste et originale proportion dans les distances qui ne
donne pas de la beauté et de la dignité qu’aux visages
humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des
volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient
en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient
s’ébattre sans paraître les voir, devenues tout d’un coup
inhabitables et dégageant un principe d’agitation infinie, les
avait frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens
le velours violet de l’air du soir, brusquement calmés ils
revenaient s’absorber dans la tour, de néfaste redevenue
propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas
bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe
d’un clocheton, comme une mouette arrêtée avec
l’immobilité d’un pêcheur à la crête d’une vague. Sans trop
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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savoir pourquoi, ma grand’mère trouvait au clocher de Saint-
Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de
mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d’une
influence bienfaisante la nature quand la main de l’homme
ne l’avait pas, comme faisait le jardinier de ma grand’tante,
rapetissée, et les œuvres de génie. Et sans doute, toute partie
de l’église qu’on apercevait la distinguait de tout autre édifice
par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais c’était dans
son clocher qu’elle semblait prendre conscience d’elle-même,
affirmer une existence individuelle et responsable. C’était lui
qui parlait pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma
grand’mère trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle
avait le plus de prix au monde, l’air naturel et l’air distingué.
Ignorante en architecture, elle disait: « Mes enfants, moquez-
vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans
les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre
que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec. » Et en le
regardant, en suivant des yeux la douce tension, l’inclinaison
fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en
s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait
si bien à l’effusion de la flèche, que son regard semblait
s’élancer avec elle; et en même temps elle souriait
amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant
n’éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles
entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière,
paraissaient tout d’un coup montées bien plus haut,
lointaines, comme un chant repris « en voix de tête » une
octave au-dessus.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les
occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de
la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De
ma chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait
été recouverte d’ardoises; mais quand, le dimanche, je les
voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un
soleil noir, je me disais: « Mon Dieu! neuf heures! il faut se
préparer pour aller à la grand’messe si je veux avoir le temps
d’aller embrasser tante Léonie avant », et je savais
exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la chaleur
et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du
magasin où maman entrerait peut-être avant la messe, dans
une odeur de toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir
que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui,
tout en se préparant à fermer, venait d’aller dans l’arrière-
boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les
mains qu’il avait l’habitude, toutes les cinq minutes, même
dans les circonstances les plus mélancoliques, de frotter l’une
contre l’autre d’un air d’entreprise, de partie fine et de
réussite.
Quand après la messe, on entrait dire à Théodore
d’apporter une brioche plus grosse que d’habitude parce que
nos cousins avaient profité du beau temps pour venir de
Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi le clocher
qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche
bénie, avec des écailles et des égouttements gommeux de
soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir,
quand je rentrais de promenade et pensais au moment où il
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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faudrait tout à l’heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la
voir, il était au contraire si doux, dans la journée finissante,
qu’il avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin de
velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression,
s’était creusé légèrement pour lui faire sa place et refluait sur
ses bords; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui
semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et
lui donner quelque chose d’ineffable.
Même dans les courses qu’on avait à faire derrière l’église,
là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport
au clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être plus
émouvant encore quand il apparaissait ainsi sans l’église. Et
certes, il y en a bien d’autres qui sont plus beaux vus de cette
façon, et j’ai dans mon souvenir des vignettes de clochers
dépassant les toits, qui ont un autre caractère d’art que celles
que composaient les tristes rues de Combray. Je n’oublierai
jamais dans une curieuse ville de Normandie voisine de
Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui me sont
à beaucoup d’égards chers et vénérables et entre lesquels,
quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons
vers la rivière, la flèche gothique d’une église qu’ils cachent
s’élance, ayant l’air de terminer, de surmonter leurs façades,
mais d’une matière si différente, si précieuse, si annelée, si
rose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie
que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur
la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage
fuselé en tourelle et glacé d’émail. Même à Paris, dans un des
quartiers les plus laids de la ville, je sais une fenêtre où on
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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voit après un premier, un second et même un troisième plan
fait des toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche
violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles
« épreuves » qu’en tire l’atmosphère, d’un noir décanté de
cendres, laquelle n’est autre que le dôme Saint-Augustin et
qui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues
de Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces
petites gravures, avec quelque goût que ma mémoire ait pu
les exécuter, elle ne put mettre ce que j’avais perdu depuis
longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considérer une
chose comme un spectacle, mais y croire comme en un être
sans équivalent, aucune d’elles ne tient sous sa dépendance
toute une partie profonde de ma vie, comme fait le souvenir
de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui sont
derrière l’église. Qu’on le vît à cinq heures, quand on allait
chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à
gauche, surélevant brusquement d’une cime isolée la ligne de
faîte des toits; que si, au contraire, on voulait entrer
demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivît des yeux
cette ligne redevenue basse après la descente de son autre
versant en sachant qu’il faudrait tourner à la deuxième rue
après le clocher; soit qu’encore, poussant plus loin, si on
allait à la gare, on le vît obliquement, montrant de profil des
arêtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris à
un moment inconnu de sa révolution; ou que, des bords de
la Vivonne, l’abside musculeusement ramassée et remontée
par la perspective semblât jaillir de l’effort que le clocher
faisait pour lancer sa flèche au cœur du ciel; c’était toujours à
lui qu’il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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sommant les maisons d’un pinacle inattendu, levé devant
moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût été caché
dans la foule des humains sans que je le confondisse pour
cela avec elle. Et aujourd’hui encore si, dans une grande ville
de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal,
un passant qui m’a « mis dans mon chemin » me montre au
loin, comme un point de repère, tel beffroi d’hôpital, tel
clocher de couvent levant la pointe de son bonnet
ecclésiastique au coin d’une rue que je dois prendre, pour
peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver
quelque trait de ressemblance avec la figure chère et
disparue, le passant, s’il se retourne pour s’assurer que je ne
m’égare pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui,
oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée,
reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile,
essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres
reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent; et
sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure
quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore
mon chemin, je tourne une rue... mais... c’est dans mon
cœur...
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M.
Legrandin qui, retenu à Paris par sa profession d’ingénieur,
ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa
propriété de Combray que du samedi soir au lundi matin.
C’était un de ces hommes qui, en dehors d’une carrière
scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi,
possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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que leur spécialisation professionnelle n’utilise pas et dont
profite leur conversation. Plus lettrés que bien des
littérateurs (nous ne savions pas à cette époque que M.
Legrandin eût une certaine réputation comme écrivain et
nous fûmes très étonnés de voir qu’un musicien célèbre avait
composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de «
facilité » que bien des peintres, ils s’imaginent que la vie
qu’ils mènent n’est pas celle qui leur aurait convenu et
apportent à leurs occupations positives soit une insouciance
mêlée de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine,
méprisante, amère et consciencieuse. Grand, avec une belle
tournure, un visage pensif et fin aux longues moustaches
blondes, au regard bleu et désenchanté, d’une politesse
raffinée, causeur comme nous n’en avions jamais entendu, il
était aux yeux de ma famille, qui le citait toujours en
exemple, le type de l’homme d’élite, prenant la vie de la
façon la plus noble et la plus délicate. Ma grand’mère lui
reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop
comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel
qu’il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes,
dans son veston droit presque d’écolier. Elle s’étonnait aussi
des tirades enflammées qu’il entamait souvent contre
l’aristocratie, la vie mondaine, le snobisme, « certainement le
péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour
lequel il n’y a pas de rémission. »
L’ambition mondaine était un sentiment que ma
grand’mère était si incapable de ressentir et presque de
comprendre, qu’il lui paraissait bien inutile de mettre tant
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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d’ardeur à la flétrir. De plus, elle ne trouvait pas de très bon
goût que M. Legrandin, dont la sœur était mariée près de
Balbec avec un gentilhomme bas-normand, se livrât à des
attaques aussi violentes contre les nobles, allant jusqu’à
reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés.
– Salut, amis! nous disait-il en venant à notre rencontre.
Vous êtes heureux d’habiter beaucoup ici; demain il faudra
que je rentre à Paris, dans ma niche.
– Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et
déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans
ma maison toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le
nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de
garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie,
petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez
une jolie âme, d’une qualité rare, une nature d’artiste, ne la
laissez pas manquer de ce qu’il lui faut.
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si
Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions
incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à
son trouble en lui disant qu’un peintre travaillait dans l’église
à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée
aussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute de
l’absence de Théodore à qui sa double profession de chantre
ayant une part de l’entretien de l’église, et de garçon épicier
donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir
universel.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà
l’heure d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire
cela.
Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s’était «
retirée » après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle avait
été en place depuis son enfance, et qui avait pris à côté de
l’église une chambre, d’où elle descendait tout le temps soit
aux offices, soit, en dehors des offices, dire une petite prière
ou donner un coup de main à Théodore; le reste du temps
elle allait voir des personnes malades comme ma tante
Léonie à qui elle racontait ce qui s’était passé à la messe ou
aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d’ajouter quelque casuel à
la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maîtres
en allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de
quelque autre personnalité marquante du monde clérical de
Combray. Elle portait au-dessus d’une mante de drap noir
un petit béguin blanc, presque de religieuse, et une maladie
de peau donnait à une partie de ses joues et à son nez
recourbé, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient
la grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus
guère personne d’autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante
avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce qu’ils
avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l’une ou l’autre
des deux catégories de gens qu’elle détestait. Les uns, les
pires et dont elle s’était débarrassée les premiers, étaient ceux
qui lui conseillaient de ne pas « s’écouter » et professaient,
fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains
silences de désapprobation ou par certains sourires de doute,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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la doctrine subversive qu’une petite promenade au soleil et
un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures
sur l’estomac deux méchantes gorgées d’eau de Vichy!) lui
feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L’autre
catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de
croire qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait,
qu’elle était aussi gravement malade qu’elle le disait. Aussi,
ceux qu’elle avait laissé monter après quelques hésitations et
sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours de
leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la
faveur qu’on leur faisait en risquant timidement un: « Ne
croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un
beau temps », ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit: «
Je suis bien bas, bien bas, c’est la fin, mes pauvres amis », lui
avaient répondu: « Ah! quand on n’a pas la santé! Mais vous
pouvez durer encore comme ça », ceux-là, les uns comme les
autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si
Françoise s’amusait de l’air épouvanté de ma tante quand de
son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces
personnes qui avait l’air de venir chez elle ou quand elle avait
entendu un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et
comme d’un bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma
tante pour arriver à les faire congédier et de leur mine
déconfite en s’en retournant sans l’avoir vue, et, au fond,
admirait sa maîtresse qu’elle jugeait supérieure à tous ces
gens puisqu’elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma
tante exigeait à la fois qu’on l’approuvât dans son régime,
qu’on la plaignît pour ses souffrances et qu’on la rassurât sur
son avenir.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire
vingt fois en une minute: « C’est la fin, ma pauvre Eulalie »,
vingt fois Eulalie répondait: « Connaissant votre maladie
comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à cent
ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin. » (Une des
plus fermes croyances d’Eulalie, et que le nombre imposant
des démentis apportés par l’expérience n’avait pas suffi à
entamer, était que Mme Sazerat s’appelait Mme Sazerin.)
– Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante,
qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne
distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu
régulièrement tous les dimanches sauf empêchement
inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective
l’entretenait ces jours-là dans un état agréable d’abord, mais
bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu
qu’Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté
d’attendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de
regarder l’heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de
sonnette d’Eulalie, s’il arrivait tout à la fin de la journée,
quand elle ne l’espérait plus, la faisait presque se trouver mal.
En réalité, le dimanche, elle ne pensait qu’à cette visite et
sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que nous quittions
la salle à manger pour qu’elle pût monter « occuper » ma
tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours
s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que
l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire
qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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couronne sonore, avait retenti autour de notre table, auprès
du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de
l’église, quand nous étions encore assis devant les assiettes
des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout
par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes,
de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne
nous annonçait même plus, Françoise ajoutait – selon les
travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les
hasards du commerce, les politesses des voisins et son
propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-
feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des
cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et des
épisodes de la vie –: une barbue parce que la marchande lui
en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait
vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons
à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de
cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et
qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des
épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore
une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y
en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées
exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du
jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la
crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes
parce qu’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce
que c’était notre tour de l’offrir. Quand tout cela était fini,
composée expressément pour nous, mais dédiée plus
spécialement à mon père qui était amateur, une crème au
chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de
circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût
refusé d’en goûter en disant: « J’ai fini, je n’ai plus faim », se
serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui,
même dans le présent qu’un artiste leur fait d’une de ses
œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n’y
valent que l’intention et la signature. Même en laisser une
seule goutte dans le plat eût témoigné de la même
impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du
compositeur.
Enfin ma mère me disait: « Voyons, ne reste pas ici
indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud
dehors, mais va d’abord prendre l’air un instant pour ne pas
lire en sortant de table. » J’allais m’asseoir près de la pompe
et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique,
d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief
mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans
dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui
s’ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit
et de la terre peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en
saillie de la maison, et comme une construction
indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait son dallage
rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l’air de
l’antre de Françoise que d’un petit temple de Vénus. Elle
regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la
marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez
lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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son faîte était toujours couronné du roucoulement d’une
colombe.
Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui
l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit
cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon
grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme
commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même
quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon
les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là,
dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la
fois forestière et ancien régime, qui fait rêver longuement les
narines quand on pénètre dans certains pavillons de chasse
abandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus
dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant
plus à Combray à cause d’une brouille qui était survenue
entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances
suivantes:
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire
une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse,
servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé
violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je n’étais
pas venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait; il m’offrait
un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon
dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de
feu, dont les murs étaient ornés de moulures dorées, les
plafonds peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les
meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-
parents, mais jaune; puis nous passions dans ce qu’il appelait
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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son cabinet de « travail » aux murs duquel étaient accrochées
de ces gravures représentant sur fond noir une déesse
charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou
une étoile au front, qu’on aimait sous le second Empire
parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on
détesta, et qu’on recommence à aimer pour une seule et
même raison, malgré les autres qu’on donne, et qui est
qu’elles ont l’air second Empire. Et je restais avec mon oncle
jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui demander, de la
part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon
oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait craint
de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre
émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat,
toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême,
mon oncle prononçait infailliblement ces mots: « Deux
heures et quart », que le valet de chambre répétait avec
étonnement, mais sans discuter: « Deux heures et quart?
bien...je vais le dire... »
À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour
platonique, car mes parents ne m’avaient encore jamais
permis d’y aller, et je me représentais d’une façon si peu
exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas éloigné de
croire que chaque spectateur regardait comme dans un
stéréoscope un décor qui n’était que pour lui, quoique
semblable au millier d’autres que regardait, chacun pour soi,
le reste des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour
voir les spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon
imagination par chaque pièce annoncée, et qui étaient
conditionnés à la fois par les images inséparables des mots
qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches
encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se
détachait. Si ce n’est une de ces œuvres étranges comme le
Testament de César Girodot et Oedipe-Roi lesquelles
s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique,
mais sur l’affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne
me paraissait plus différent de l’aigrette étincelante et
blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et
mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m’ayant dit que
quand j’irais pour la première fois au théâtre j’aurais à choisir
entre ces deux pièces, cherchant à approfondir
successivement le titre de l’une et le titre de l’autre, puisque
c’était tout ce que je connaissais d’elles, pour tâcher de saisir
en chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer à
celui que recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant
de force, d’une part une pièce éblouissante et fière, de l’autre
une pièce douce et veloutée, que j’étais aussi incapable de
décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert,
on m’avait donné à opter entre du riz à l’Impératrice et de la
crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient
sur ces acteurs dont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu,
était la première forme, entre toutes celles qu’il revêt, sous
laquelle se laissait pressentir par moi l’Art. Entre la manière
que l’un ou l’autre avait de débiter, de nuancer une tirade, les
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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différences les plus minimes me semblaient avoir une
importance incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit
d’eux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je
me récitais toute la journée, et qui avaient fini par durcir
dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant
les classes je correspondais, aussitôt que le professeur avait la
tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était
toujours pour lui demander s’il était déjà allé au théâtre et s’il
trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second
Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu’après
Thiron, ou Delaunay qu’après Coquelin, la soudaine motilité
que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, contractait dans
mon esprit pour y passer au deuxième rang, et l’agilité
miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué
Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du
fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de
Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait
causé le saisissement et les souffrances de l’amour, combien
le nom d’une étoile flamboyant à la porte d’un théâtre,
combien, à la glace d’un coupé qui passait dans la rue avec
ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage
d’une femme que je pensais être peut-être une actrice laissait
en moi un trouble plus prolongé, un effort impuissant et
douloureux pour me représenter sa vie. Je classais par ordre
de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,
Madeleine
Brohan,
Jeanne
Samary,
mais
toutes
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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m’intéressaient. Or mon oncle en connaissait beaucoup et
aussi des cocottes que je ne distinguais pas nettement des
actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous n’allions le voir
qu’à certains jours c’est que, les autres jours, venaient des
femmes avec lesquelles sa famille n’aurait pas pu se
rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour mon oncle,
au contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves
qui n’avaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses de
nom ronflant, qui n’était sans doute qu’un nom de guerre, la
politesse de les présenter à ma grand’mère ou même à leur
donner des bijoux de famille, l’avait déjà brouillé plus d’une
fois avec mon grand-père. Souvent, à un nom d’actrice qui
venait dans la conversation, j’entendais mon père dire à ma
mère, en souriant: « Une amie de ton oncle »; et je pensais
que le stage que peut-être pendant des années des hommes
importants faisaient inutilement à la porte de telle femme qui
ne répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le
concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un
gamin comme moi en le présentant chez lui à l’actrice,
inapprochable à tant d’autres, qui était pour lui une intime
amie.
Aussi – sous le prétexte qu’une leçon qui avait été déplacée
tombait maintenant si mal qu’elle m’avait empêché plusieurs
fois et m’empêcherait encore de voir mon oncle – un jour,
autre que celui qui était réservé aux visites que nous lui
faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné de
bonne heure, je sortis et au lieu d’aller regarder la colonne
d’affiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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jusqu’à lui. Je remarquai devant sa porte une voiture attelée
de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet rouge
comme avait le cocher à sa boutonnière. De l’escalier
j’entendis un rire et une voix de femme, et dès que j’eus
sonné, un silence, puis le bruit de portes qu’on fermait. Le
valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut
embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne
pourrait sans doute pas me recevoir, et, tandis qu’il allait
pourtant le prévenir, la même voix que j’avais entendue
disait: « Oh, si! laisse-le entrer; rien qu’une minute, cela
m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau,
il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie
est à côté de la sienne, n’est-ce pas? Je voudrais le voir rien
qu’un instant, ce gosse. »
J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher; finalement le
valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que
d’habitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours,
mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier
de perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait
de manger une mandarine. L’incertitude où j’étais s’il fallait
dire madame ou mademoiselle me fit rougir et, n’osant pas
trop tourner les yeux de son côté de peur d’avoir à lui parler,
j’allai embrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant,
mon oncle lui dit: « Mon neveu », sans lui dire mon nom, ni
me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés
qu’il avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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possible d’éviter tout trait d’union entre sa famille et ce genre
de relations.
– Comme il ressemble à sa mère, dit-elle.
– Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en
photographie, dit vivement mon oncle d’un ton bourru.
– Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croisée
dans l’escalier l’année dernière quand vous avez été si
malade. Il est vrai que je ne l’ai vue que le temps d’un éclair
et que votre escalier est bien noir, mais cela m’a suffi pour
l’admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça,
dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son
front. Est-ce que madame votre nièce porte le même nom
que vous, ami? demanda-t-elle à mon oncle.
– Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui ne
se souciait pas plus de faire des présentations à distance en
disant le nom de maman que d’en faire de près. C’est tout à
fait son père et aussi ma pauvre mère.
– Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une
légère inclinaison de tête, et je n’ai jamais connu votre
pauvre mère, mon ami. Vous vous souvenez, c’est peu après
votre grand chagrin que nous nous sommes connus.
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne
différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues
quelquefois dans ma famille, notamment de la fille d’un de
nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier janvier.
Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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même regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant.
Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans
les photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique qui
eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener. J’avais
peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais
pas cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la
voiture à deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je
n’avais pas su que mon oncle n’en connaissait que de la plus
haute volée. Mais je me demandais comment le millionnaire
qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait
avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui
avait l’air si simple et comme il faut. Et pourtant, en pensant
à ce que devait être sa vie, l’immoralité m’en troublait peut-
être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en une
apparence spéciale – d’être ainsi invisible comme le secret de
quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de
chez ses parents bourgeois et voué à tout le monde, qui avait
fait épanouir en beauté et haussé jusqu’au demi-monde et à
la notoriété, celle que ses jeux de physionomie, ses
intonations de voix, pareils à tant d’autres que je connaissais
déjà, me faisaient malgré moi considérer comme une jeune
fille de bonne famille, qui n’était plus d’aucune famille.
On était passé dans le « cabinet de travail », et mon oncle,
d’un air un peu gêné par ma présence, lui offrit des
cigarettes.
– Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à
celles que le grand-duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en
étiez jaloux. Et elle tira d’un étui des cigarettes couvertes
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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d’inscriptions étrangères et dorées. « Mais si, reprit-elle tout
d’un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce
jeune homme. N’est-ce pas votre neveu? Comment ai-je pu
l’oublier? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi »,
dit-elle d’un air modeste et sensible. Mais en pensant à ce
qu’avait pu être l’accueil rude, qu’elle disait avoir trouvé
exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa
froideur, j’étais gêné, comme par une indélicatesse qu’il
aurait commise, de cette inégalité entre la reconnaissance
excessive qui lui était accordée et son amabilité insuffisante.
Il m’a semblé plus tard que c’était un des côtés touchants du
rôle de ces femmes oisives et studieuses, qu’elles consacrent
leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté
sentimentale – car, comme les artistes, elles ne le réalisent
pas, ne le font pas entrer dans le cadre de l’existence
commune – et un or qui leur coûte peu, à enrichir d’un
sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des
hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était
en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa
robe de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de l’amitié
d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos
insignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse,
lui avait donné un tour, une appellation précieuse et y
enchâssant un de ses regards d’une si belle eau, nuancé
d’humilité et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou
artiste, en quelque chose de « tout à fait exquis ».
– Allons, voyons, il est l’heure que tu t’en ailles, me dit
mon oncle.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Je me levai, j’avais une envie irrésistible de baiser la main
de la dame en rose, mais il me semblait que c’eût été quelque
chose d’audacieux comme un enlèvement. Mon cœur battait
tandis que je me disais: « Faut-il le faire, faut-il ne pas le faire
», puis je cessai de me demander ce qu’il fallait faire pour
pouvoir faire quelque chose. Et d’un geste aveugle et
insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y
avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main
qu’elle me tendait.
– Comme il est gentil! il est déjà galant, il a un petit œil
pour les femmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait
gentleman, ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la
phrase un accent légèrement britannique. Est-ce qu’il ne
pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme
disent nos voisins les Anglais; il n’aurait qu’à m’envoyer un «
bleu » le matin.
Je ne savais pas ce que c’était qu’un « bleu ». Je ne
comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la
crainte que n’y fut cachée quelque question à laquelle il eût
été impoli de ne pas répondre, m’empêchait de cesser de les
écouter avec attention, et j’en éprouvais une grande fatigue.
– Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant
les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les
prix à son cours, ajouta-t-il, à voix basse pour que je
n’entende pas ce mensonge et que je n’y contredise pas. Qui
sait? ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espèce de
Vaulabelle, vous savez.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– J’adore les artistes, répondit la dame en rose, il n’y a
qu’eux qui comprennent les femmes... Qu’eux et les êtres
d’élite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est
Vaulabelle? Est-ce les volumes dorés qu’il y a dans la petite
bibliothèque vitrée de votre boudoir? Vous savez que vous
m’avez promis de me les prêter, j’en aurai grand soin.
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et
me conduisit jusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour la
dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de
tabac de mon vieil oncle, et tandis qu’avec assez d’embarras
il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement qu’il
aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes
parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de
sa bonté était en moi si fort que je trouverais bien un jour le
moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était si fort en
effet que deux heures plus tard, après quelques phrases
mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents
une idée assez nette de la nouvelle importance dont j’étais
doué, je trouvai plus explicite de leur raconter dans les
moindres détails la visite que je venais de faire. Je ne croyais
pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle. Comment l’aurais-je
cru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer
que mes parents trouveraient du mal dans une visite où je
n’en trouvais pas. N’arrive-t-il pas tous les jours qu’un ami
nous demande de ne pas manquer de l’excuser auprès d’une
femme à qui il a été empêché d’écrire, et que nous négligions
de le faire, jugeant que cette personne ne peut pas attacher
d’importance à un silence qui n’en a pas pour nous. Je
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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m’imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des
autres était un réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de
réaction spécifique sur ce qu’on y introduisait; et je ne
doutais pas qu’en déposant dans celui de mes parents la
nouvelle de la connaissance que mon oncle m’avait fait faire,
je ne leur transmisse en même temps comme je le souhaitais
le jugement bienveillant que je portais sur cette présentation.
Mes parents malheureusement s’en remirent à des principes
entièrement différents de ceux que je leur suggérais
d’adopter, quand ils voulurent apprécier l’action de mon
oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des
explications violentes; j’en fus indirectement informé.
Quelques jours après, croisant dehors mon oncle qui passait
en voiture découverte, je ressentis la douleur, la
reconnaissance, le remords que j’aurais voulu lui exprimer. À
côté de leur immensité, je trouvai qu’un coup de chapeau
serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je
ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu’à une banale
politesse. Je résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je
détournai la tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela des
ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est
mort bien des années après sans qu’aucun de nous l’ait
jamais revu.
Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos maintenant
fermé de mon oncle Adolphe, et, après m’être attardé aux
abords de l’arrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur
le parvis, me disait: « Je vais laisser ma fille de cuisine servir
le café et monter l’eau chaude, il faut que je me sauve chez
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Mme Octave », je me décidais à rentrer et montais
directement lire chez moi. La fille de cuisine était une
personne morale, une institution permanente à qui des
attributions invariables assuraient une sorte de continuité et
d’identité, à travers la succession des formes passagères en
lesquelles elle s’incarnait, car nous n’eûmes jamais la même
deux ans de suite. L’année où nous mangeâmes tant
d’asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les «
plumer » était une pauvre créature maladive, dans un état de
grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques,
et on s’étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de
courses et de besogne, car elle commençait à porter
difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour
plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la
forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui
revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M.
Swann m’avait donné des photographies. C’est lui-même qui
nous l’avait fait remarquer et quand il nous demandait des
nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait: « Comment va
la Charité de Giotto? » D’ailleurs elle-même, la pauvre fille,
engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues
qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à
ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans
lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me
rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de
Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De
même que l’image de cette fille était accrue par le symbole
ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en
comprendre le sens, sans que rien dans son visage en
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant
fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la
puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous
du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au
mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu,
c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais
pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par
une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors
de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des
raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait
monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son
cœur enflammé, disons mieux, elle le lui « passe », comme
une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son
sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-
de-chaussée. L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine
expression d’envie. Mais dans cette fresque-là encore, le
symbole tient tant de place et est représenté comme si réel,
le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui
remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les
muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir,
comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son
souffle, et que l’attention de l’Envie – et la nôtre du même
coup – tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a
guère de temps à donner à d’envieuses pensées.
Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour
ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à
considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les
copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement
dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de
la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de
l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage
grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à
Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et
sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient
enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice.
Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la
beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le
symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non
comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas
exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou
matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre
quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son
enseignement quelque chose de plus concret et de plus
frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention
n’était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids
qui le tirait; et de même encore, bien souvent la pensée des
agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux,
obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est
précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait
rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau
qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de
boire, qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en
eux bien de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme
aussi vivants que la servante enceinte, et qu’elle-même ne me
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette
non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un être à
la vertu qui agit par lui a aussi en dehors de sa valeur
esthétique une réalité sinon psychologique, au moins,
comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu
l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des
couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de
la charité active, elles avaient généralement un air allègre,
positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage
où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement
devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter,
et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et
sublime de la vraie bonté.
Pendant que la fille de cuisine – faisant briller
involontairement la supériorité de Françoise, comme
l’Erreur, par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la
Vérité – servait du café qui, selon maman, n’était que de
l’eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l’eau
chaude qui était à peine tiède, je m’étais étendu sur mon lit,
un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en
tremblant sa fraîcheur transparente et fragile contre le soleil
de l’après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet
de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes
jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un
coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair
pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne
m’était donnée que par les coups frappés dans la rue de la
Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne «
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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reposait pas » et qu’on pouvait faire du bruit) contre des
caisses
poussiéreuses,
mais
qui,
retentissant
dans
l’atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient
faire voler au loin des astres écarlates; et aussi par les
mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert,
comme la musique de chambre de l’été: elle ne l’évoque pas
à la façon d’un air de musique humaine, qui, entendu par
hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie
à l’été par un lien plus nécessaire: née des beaux jours, ne
renaissant qu’avec eux, contenant un peu de leur essence,
elle n’en réveille pas seulement l’image dans notre mémoire,
elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante,
immédiatement accessible.
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil
de la rue ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi
lumineuse que lui et offrait à mon imagination le spectacle
total de l’été dont mes sens, si j’avais été en promenade,
n’auraient pu jouir que par morceaux; et ainsi elle s’accordait
bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes
livres et qui venaient l’émouvoir) supportait pareil au repos
d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le choc
et l’animation d’un torrent d’activité.
Mais ma grand’mère, même si le temps trop chaud s’était
gâté, si un orage ou seulement un grain était survenu, venait
me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma
lecture, j’allais du moins la continuer au jardin, sous le
marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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fond de laquelle j’étais assis et me croyais caché aux yeux des
personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents.
Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre
crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé,
même pour regarder ce qui se passait au dehors? Quand je
voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais
restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liseré spirituel
qui m’empêchait de jamais toucher directement sa matière;
elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact
avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche
d’un objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se
fait toujours précéder d’une zone d’évaporation. Dans
l’espèce d’écran diapré d’états différents que, tandis que je
lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient
des aspirations les plus profondément cachées en moi-même
jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que j’avais, au
bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en moi
de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui
gouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse
philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon
désir de me les approprier, quel que fût ce livre. Car, même
si je l’avais acheté à Combray, en l’apercevant devant
l’épicerie Borange, trop distante de la maison pour que
Françoise pût s’y fournir comme chez Camus, mais mieux
achalandée comme papeterie et librairie, retenu par des
ficelles dans la mosaïque des brochures et des livraisons qui
revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus
semée de pensées qu’une porte de cathédrale, c’est que je
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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l’avais reconnu pour m’avoir été cité comme un ouvrage
remarquable par le professeur ou le camarade qui me
paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de la
beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la
connaissance était le but vague mais permanent de ma
pensée.
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture,
exécutait d’incessants mouvements du dedans au dehors,
vers la découverte de la vérité, venaient les émotions que me
donnait l’action à laquelle je prenais part, car ces après-midi-
là étaient plus remplis d’événements dramatiques que ne l’est
souvent toute une vie. C’était les événements qui survenaient
dans le livre que je lisais; il est vrai que les personnages qu’ils
affectaient n’étaient pas « réels », comme disait Françoise.
Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou
l’infortune d’un personnage réel ne se produisent en nous
que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette
infortune; l’ingéniosité du premier romancier consista à
comprendre que dans l’appareil de nos émotions, l’image
étant le seul élément essentiel, la simplification qui
consisterait à supprimer purement et simplement les
personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être
réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour
une grande part est perçu par nos sens, c’est-à-dire nous
reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne
peut soulever. Qu’un malheur le frappe, ce n’est qu’en une
petite partie de la notion totale que nous avons de lui que
nous pourrons en être émus; bien plus, ce n’est qu’en une
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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partie de la notion totale qu’il a de soi qu’il pourra l’être lui-
même. La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de
remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité
égale de parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme
peut s’assimiler. Qu’importe dès lors que les actions, les
émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous apparaissent
comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque
c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous
leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les
pages du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de
notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans
cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs
toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à
la façon d’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux que
nous avons en dormant et dont le souvenir durera
davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une
heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont
nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-
uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés
parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en
ôte la perception; (ainsi notre cœur change, dans la vie, et
c’est la pire douleur; mais nous ne la connaissons que dans la
lecture, en imagination: dans la réalité il change, comme
certains phénomènes de la nature se produisent assez
lentement pour que, si nous pouvons constater
successivement chacun de ses états différents, en revanche,
la sensation même du changement nous soit épargnée).
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des
personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le
paysage où se déroulait l’action et qui exerçait sur ma pensée
une bien plus grande influence que l’autre, que celui que
j’avais sous les yeux quand je les levais du livre. C’est ainsi
que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de
Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la
nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, où je verrais
beaucoup de scieries et où, au fond de l’eau claire, des
morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson:
non loin montaient le long de murs bas des grappes de fleurs
violettes et rougeâtres. Et comme le rêve d’une femme qui
m’aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là
ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes; et
quelle que fût la femme que j’évoquais, des grappes de fleurs
violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté
d’elle comme des couleurs complémentaires.
Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous
rêvons reste toujours marquée, s’embellit et bénéficie du
reflet des couleurs étrangères qui par hasard l’entourent dans
notre rêverie; car ces paysages des livres que je lisais n’étaient
pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à
mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes
yeux, mais qui eussent été analogues. Par le choix qu’en avait
fait l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée allait au-
devant de sa parole comme d’une révélation, ils me
semblaient être – impression que ne me donnait guère le
pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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prestige de la correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma
grand’mère – une part véritable de la Nature elle-même,
digne d’être étudiée et approfondie.
Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre,
d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas
inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la
sensation d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas
comme d’une prison immobile: plutôt on est comme
emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser,
pour atteindre à l’extérieur, avec une sorte de
découragement, entendant toujours autour de soi cette
sonorité identique qui n’est pas écho du dehors, mais
retentissement d’une vibration interne. On cherche à
retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le
reflet que notre âme a projeté sur elles; on est déçu en
constatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature, du
charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de
certaines idées; parfois on convertit toutes les forces de cette
âme en habileté, en splendeur pour agir sur des êtres dont
nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors de nous et que
nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si j’imaginais toujours
autour de la femme que j’aimais les lieux que je désirais le
plus alors, si j’eusse voulu que ce fût elle qui me les fît visiter,
qui m’ouvrît l’accès d’un monde inconnu, ce n’était pas par
le hasard d’une simple association de pensée; non, c’est que
mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments
– que je sépare artificiellement aujourd’hui comme si je
pratiquais des sections à des hauteurs différentes d’un jet
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d’eau irisé et en apparence immobile – dans un même et
infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états
simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant
d’arriver jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve
des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir
la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par une visite:
et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de
voir tomber morceau par morceau ce qui de l’après-midi
était déjà consommé, jusqu’à ce que j’entendisse le dernier
coup qui me permettait de faire le total et après lequel, le
long silence qui le suivait semblait faire commencer, dans le
ciel bleu, toute la partie qui m’était encore concédée pour lire
jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me
réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre,
à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que
c’était quelques instants seulement auparavant que la
précédente avait sonné; la plus récente venait s’inscrire tout
près de l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que
soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était
compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefois même
cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la
dernière; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue,
quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi;
l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil,
avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la
cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi
du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de
mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une
vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays
arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand
je pense à vous et vous la contenez en effet pour l’avoir peu
à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans
ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal
successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de
vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de
l’après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une
folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un
doigt, se cassant une dent et criant: « Les voilà, les voilà! »
pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions
rien du spectacle. C’était les jours où, pour des manœuvres
de garnison, la troupe traversait Combray, prenant
généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos
domestiques assis en rang sur des chaises en dehors de la
grille regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et
se faisaient voir d’eux, la fille du jardinier, par la fente que
laissaient entre elles deux maisons lointaines de l’avenue de
la Gare, avait aperçu l’éclat des casques. Les domestiques
avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les
cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en
remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait
les maisons, couvrant les trottoirs submergés comme des
berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la
grille et déjà en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchée
comme un pré; rien que d’y penser j’en suis choquée,
ajoutait-elle en mettant la main sur son cœur, là où elle avait
reçu ce choc.
– C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir des
jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie? disait le jardinier
pour la faire « monter ».
Il n’avait pas parlé en vain:
– De ne pas tenir à la vie? Mais à quoi donc qu’il faut tenir,
si ce n’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne
fasse jamais deux fois. Hélas! mon Dieu! C’est pourtant vrai
qu’ils n’y tiennent pas! Je les ai vus en 70; ils n’ont plus peur
de la mort, dans ces misérables guerres; c’est ni plus ni
moins des fous; et puis ils ne valent plus la corde pour les
pendre, ce n’est pas des hommes, c’est des lions. (Pour
Françoise la comparaison d’un homme à un lion, qu’elle
prononçait li-on, n’avait rien de flatteur.)
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on
pût voir venir de loin, et c’était par cette fente entre les deux
maisons de l’avenue de la gare qu’on apercevait toujours de
nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le jardinier
aurait voulu savoir s’il y en avait encore beaucoup à passer,
et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d’un coup sa fille
s’élançait comme d’une place assiégée, faisait une sortie,
atteignait l’angle de la rue, et après avoir bravé cent fois la
mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter
du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier,
réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de
guerre:
– Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution
vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que
ceux qui veulent partir qui y vont.
– Ah! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc.
Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait
tous les chemins de fer.
– Pardi, pour pas qu’on se sauve, disait Françoise.
Et le jardinier: « Ah! ils sont malins », car il n’admettait pas
que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que
l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le
moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût
filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je
retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient
devant la porte à regarder tomber la poussière et l’émotion
qu’avaient soulevées les soldats. Longtemps après que
l’accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs
noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque
maison, même celles où ce n’était pas l’habitude, les
domestiques ou même les maîtres, assis et regardant,
festonnaient le seuil d’un liséré capricieux et sombre comme
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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celui des algues et des coquilles dont une forte marée laisse
le crêpe et la broderie au rivage, après qu’elle s’est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire
tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent
apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que
j’étais en train de faire du livre d’un auteur tout nouveau
pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour
longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs
violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant
le portail d’une cathédrale gothique, que se détacha
désormais l’image d’une des femmes dont je rêvais.
J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois
par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais
une grande admiration, Bloch. En m’entendant lui avouer
mon admiration pour la Nuit d’Octobre, il avait fait éclater
un rire bruyant comme une trompette et m’avait dit: « Défie-
toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C’est
un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je
dois confesser, d’ailleurs, que lui et même le nommé Racine,
ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et
qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne
signifier absolument rien. C’est: « La blanche Oloossone et la
blanche Camire » et « La fille de Minos et de Pasiphaé ». Ils
m’ont été signalés à la décharge de ces deux malandrins par
un article de mon très cher maître, le père Lecomte, agréable
aux Dieux immortels. À propos voici un livre que je n’ai pas
le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il,
par cet immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et bien qu’il
fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables,
sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses
lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a
écrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollon
tu goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l’Olympos.
» C’est sur un ton sarcastique qu’il m’avait demandé de
l’appeler « cher maître » et qu’il m’appelait lui-même ainsi.
Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant
encore rapprochés de l’âge où on croit qu’on crée ce qu’on
nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec
Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il
m’avait jeté quand il m’avait dit que les beaux vers (à moi qui
n’attendais d’eux rien moins que la révélation de la vérité)
étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du tout.
Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait
d’abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai,
prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes
camarades plus qu’avec les autres et que je l’amenais chez
nous, c’était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en
principe – même son ami Swann était d’origine juive – s’il
n’avait trouvé que ce n’était pas d’habitude parmi les
meilleurs que je le choisissais. Aussi quand j’amenais un
nouvel ami, il était bien rare qu’il ne fredonnât pas: « Ô Dieu
de nos Pères » de la Juive ou bien « Israël romps ta chaîne »,
ne chantant que l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim),
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mais j’avais peur que mon camarade ne le connût et ne
rétablît les paroles.
Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom qui,
bien souvent, n’avait rien de particulièrement israélite, il
devinait non seulement l’origine juive de ceux de mes amis
qui l’étaient en effet, mais même ce qu’il y avait quelquefois
de fâcheux dans leur famille.
– Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir?
– Dumont, grand-père.
– Dumont! Oh! je me méfie.
Et il chantait:
« Archers, faites bonne garde!
Veillez sans trêve et sans bruit; »
Et après nous avoir posé adroitement quelques questions
plus précises, il s’écriait: « À la garde! À la garde! » ou, si
c’était le patient lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé à son
insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines,
alors, pour nous montrer qu’il n’avait plus aucun doute, il se
contentait
de
nous
regarder
en
fredonnant
imperceptiblement:
« De ce timide Israëlite
Quoi! vous guidez ici les pas! »
ou:
« Champs paternels, Hébron, douce vallée. »
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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ou encore:
« Oui, je suis de la race élue. »
Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient
aucun sentiment malveillant à l’endroit de mes camarades.
Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons.
Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant
mouillé, lui avait dit avec intérêt:
– Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc? est-ce
qu’il a plu? Je n’y comprends rien, le baromètre était
excellent.
Il n’en avait tiré que cette réponse:
– Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je
vis si résolument en dehors des contingences physiques que
mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.
– Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit
mon père quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut même
pas me dire le temps qu’il fait! Mais il n’y a rien de plus
intéressant! C’est un imbécile.
Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le
déjeuner comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il
avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.
– Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle,
puisqu’il ne me connaît pas; ou bien alors il est fou.
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Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant
venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de
boue, au lieu de s’excuser, il avait dit:
– Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de
l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps.
Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du
kriss malais, mais j’ignore celui de ces instruments infiniment
plus pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois, la montre
et le parapluie.
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas
pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi;
ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait
verser l’indisposition de ma grand’mère n’étaient pas feintes;
mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de
notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et
la conduite de notre vie, et que le respect des obligations
morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre,
l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans
des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés,
ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des
compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est
convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale
bourgeoise; qui ne m’enverraient pas inopinément une
corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi
avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire
pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des
exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur
imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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davantage à mon préjudice. Nos torts même font
difficilement départir de ce qu’elles nous doivent ces natures
dont ma grand’tante était le modèle, elle qui brouillée depuis
des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne
modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa
fortune, parce que c’était sa plus proche parente et que cela «
se devait ».
Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir,
les problèmes insolubles que je me posais à propos de la
beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de
Pasiphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus
souffrant que n’auraient fait de nouvelles conversations avec
lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l’aurait
encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de
m’apprendre – nouvelle qui plus tard eut beaucoup
d’influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus
malheureuse – que toutes les femmes ne pensaient qu’à
l’amour et qu’il n’y en a pas dont on ne pût vaincre les
résistances, il ne m’avait assuré avoir entendu dire de la
façon la plus certaine que ma grand’tante avait eu une
jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne
pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à
la porte quand il revint, et quand je l’abordai ensuite dans la
rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on
raffolera, mais qu’on ne distingue pas encore, ce que je
devais tant aimer dans son style ne m’apparut pas. Je ne
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me
croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces
premiers moments de l’amour où on va tous les jours
retrouver une femme à quelque réunion, à quelque
divertissement par les agréments desquels on se croit attiré.
Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques
qu’il aimait employer à certains moments où un flot caché
d’harmonie, un prélude intérieur, soulevait son style; et
c’était aussi à ces moments-là qu’il se mettait à parler du «
vain songe de la vie », de « l’inépuisable torrent des belles
apparences », du « tourment stérile et délicieux de
comprendre et d’aimer », des « émouvantes effigies qui
anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des
cathédrales », qu’il exprimait toute une philosophie nouvelle
pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que
c’était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s’élevait
alors et à l’accompagnement duquel elles donnaient quelque
chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le
troisième ou le quatrième que j’eusse isolé du reste, me
donna une joie incomparable à celle que j’avais trouvée au
premier, une joie que je me sentis éprouver en une région
plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d’où les
obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés.
C’est que, reconnaissant alors ce même goût pour les
expressions rares, cette même effusion musicale, cette même
philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans
que je m’en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n’eus
plus l’impression d’être en présence d’un morceau particulier
d’un certain livre de Bergotte, traçant à la surface de ma
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du «
morceau idéal » de Bergotte, commun à tous ses livres et
auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre
avec lui auraient donné une sorte d’épaisseur, de volume,
dont mon esprit semblait agrandi.
Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte; il
était aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était
très lettrée; enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur
du Boulbon faisait attendre ses malades; et ce fut de son
cabinet de consultation, et d’un parc voisin de Combray, que
s’envolèrent quelques-unes des premières graines de cette
prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd’hui
universellement répandue, et dont on trouve partout en
Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur
idéale et commune. Ce que l’amie de ma mère et, paraît-il, le
docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de
Bergotte c’était, comme moi, ce même flux mélodique, ces
expressions anciennes, quelques autres très simples et
connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait en
lumière semblait révéler de sa part un goût particulier; enfin,
dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent
presque rauque. Et sans doute lui-même devait sentir que là
étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui
suivirent, s’il avait rencontré quelque grande vérité, ou le
nom d’une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et
dans une invocation, une apostrophe, une longue prière, il
donnait un libre cours à ces effluves qui dans ses premiers
ouvrages restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-être
encore, plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et
qu’on n’aurait pu indiquer d’une manière précise où naissait,
où expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se
complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les
savais par cœur. J’étais déçu quand il reprenait le fil de son
récit. Chaque fois qu’il parlait de quelque chose dont la
beauté m’était restée jusque-là cachée, des forêts de pins, de
la grêle, de Notre-Dame de Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il
faisait dans une image exploser cette beauté jusqu’à moi.
Aussi sentant combien il y avait de parties de l’univers que
ma perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les
rapprochait de moi, j’aurais voulu posséder une opinion de
lui, une métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur
celles que j’aurais l’occasion de voir moi-même, et entre
celles-là, particulièrement sur d’anciens monuments français
et certains paysages maritimes, parce que l’insistance avec
laquelle il les citait dans ses livres prouvait qu’il les tenait
pour riches de signification et de beauté. Malheureusement
sur presque toutes choses j’ignorais son opinion. Je ne
doutais pas qu’elle ne fût entièrement différente des
miennes, puisqu’elle descendait d’un monde inconnu vers
lequel je cherchais à m’élever: persuadé que mes pensées
eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j’avais tellement
fait table rase de toutes, que quand par hasard il m’arriva
d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà
eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu
dans sa bonté me l’avait rendue, l’avait déclarée légitime et
belle. Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma
mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page
de Bergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être
placées en tête de mes lettres. Même plus tard, quand je
commençai de composer un livre, certaines phrases dont la
qualité ne suffit pas pour décider à le continuer, j’en
retrouvai l’équivalent dans Bergotte. Mais ce n’était qu’alors,
quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir;
quand c’était moi qui les composais, préoccupé qu’elles
reflétassent exactement ce que j’apercevais dans ma pensée,
craignant de ne pas « faire ressemblant », j’avais bien le
temps de me demander si ce que j’écrivais était agréable!
Mais en réalité il n’y avait que ce genre de phrases, ce genre
d’idées que j’aimais vraiment. Mes efforts inquiets et
mécontents étaient eux-mêmes une marque d’amour,
d’amour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d’un
coup je trouvais de telles phrases dans l’œuvre d’un autre,
c’est-à-dire sans plus avoir de scrupules, de sévérité, sans
avoir à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices
au goût que j’avais pour elles, comme un cuisinier qui pour
une fois où il n’a pas à faire la cuisine trouve enfin le temps
d’être gourmand. Un jour, ayant rencontré dans un livre de
Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que
le magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore
plus ironique, mais qui était la même que j’avais si souvent
faite à ma grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois
que je vis qu’il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de
ces miroirs de la vérité qu’étaient ses ouvrages une remarque
analogue à celle que j’avais eu l’occasion de faire sur notre
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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ami M. Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin
qui étaient certes de celles que j’eusse le plus délibérément
sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait sans
intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les
royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru,
qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance
et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans
les bras d’un père retrouvé.
D’après ses livres j’imaginais Bergotte comme un vieillard
faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s’était jamais
consolé. Aussi je lisais, je chantais intérieurement sa prose,
plus « dolce », plus « lento » peut-être qu’elle n’était écrite, et
la phrase la plus simple s’adressait à moi avec une intonation
attendrie. Plus que tout j’aimais sa philosophie, je m’étais
donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient
d’arriver à l’âge où j’entrerais au collège, dans la classe
appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’on y fît autre
chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si
l’on m’avait dit que les métaphysiciens auxquels je
m’attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j’aurais
ressenti le désespoir d’un amoureux qui veut aimer pour la
vie et à qui on parle des autres maîtresses qu’il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé
par Swann qui venait voir mes parents.
– Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du
Bergotte? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages?
Je lui dis que c’était Bloch.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– Ah! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble
tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh! c’est
frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez
recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une
barbiche ce sera la même personne. En tout cas il a du goût,
car Bergotte est un charmant esprit. Et voyant combien
j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais
des gens qu’il connaissait fit, par bonté, une exception et me
dit:
– Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir
qu’il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui
demander.
Je n’osai pas accepter, mais posai à Swann des questions
sur Bergotte. « Est-ce que vous pourriez me dire quel est
l’acteur qu’il préfère? »
– L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun
artiste homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout.
L’avez-vous entendue?
– Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller
au théâtre.
– C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La
Berma dans Phèdre, dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si
vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup à la «
hiérarchie! » des arts.
(Et je remarquai, comme cela m’avait souvent frappé dans
ses conversations avec les sœurs de ma grand’mère, que
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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quand il parlait de choses sérieuses, quand il employait une
expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet
important, il avait soin de l’isoler dans une intonation
spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait mise entre
guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte,
et dire: « la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens
ridicules »? Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la
hiérarchie?). Un instant après il ajouta: « Cela vous donnera
une vision aussi noble que n’importe quel chef-d’œuvre, je
ne sais pas moi... que – et il se mit à rire – les Reines de
Chartres! » Jusque-là cette horreur d’exprimer sérieusement
son opinion m’avait paru quelque chose qui devait être
élégant et parisien et qui s’opposait au dogmatisme
provincial des sœurs de ma grand’mère; et je soupçonnais
aussi que c’était une des formes de l’esprit dans la coterie où
vivait Swann et où par réaction sur le lyrisme des générations
antérieures on réhabilitait à l’excès les petits faits précis,
réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les « phrases ».
Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans
cette attitude de Swann en face des choses. Il avait l’air de ne
pas oser avoir une opinion et de n’être tranquille que quand
il pouvait donner méticuleusement des renseignements
précis. Mais il ne se rendait donc pas compte que c’était
professer l’opinion, postuler que l’exactitude de ces détails
avait de l’importance. Je repensai alors à ce dîner où j’étais si
triste parce que maman ne devait pas monter dans ma
chambre et où il avait dit que les bals chez la princesse de
Léon n’avaient aucune importance. Mais c’était pourtant à ce
genre de plaisirs qu’il employait sa vie. Je trouvais tout cela
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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contradictoire. Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin
sérieusement ce qu’il pensait des choses, de formuler des
jugements qu’il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne
plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des
occupations dont il professait en même temps qu’elles sont
ridicules? Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me
parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était
pas particulier, mais au contraire était dans ce temps-là
commun à tous les admirateurs de l’écrivain, à l’amie de ma
mère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de
Bergotte: « C’est un charmant esprit, si particulier, il a une
façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si
agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît
tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été
jusqu’à dire: « C’est un grand écrivain, il a un grand talent. »
Ils ne disaient même pas qu’il avait du talent. Ils ne le
disaient pas parce qu’ils ne le savaient pas. Nous sommes
très longs à reconnaître dans la physionomie particulière
d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de « grand
talent » dans notre musée des idées générales. Justement
parce que cette physionomie est nouvelle, nous ne la
trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons
talent. Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse,
force; et puis un jour nous nous rendons compte que c’est
justement tout cela le talent.
– Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé
de la Berma? demandai-je à Swann.
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– Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit
être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression.
Je m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout
ce que vous voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il
ne dîne à la maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont
ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les
châteaux.
Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale,
depuis longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce
que nous fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt
pour effet, en me faisant imaginer entre elles et nous de
grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je
regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se
mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais entendu dire par
notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour
plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais
que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui
me peinait surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit
être une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en
lui prêtant chaque fois un même visage arbitraire et
charmant. Mais quand j’eus appris ce jour-là que Mlle Swann
était un être d’une condition si rare, baignant comme dans
son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que
quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à
dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de lumière,
par le nom de ce convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil
ami de sa famille: Bergotte; que, pour elle, la causerie intime
à table, ce qui correspondait à ce qu’était pour moi la
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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conversation de ma grand’tante, c’étaient des paroles de
Bergotte, sur tous ces sujets qu’il n’avait pu aborder dans ses
livres, et sur lesquels j’aurais voulu l’écouter rendre ses
oracles; et qu’enfin, quand elle allait visiter des villes, il
cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux, comme les
Dieux qui descendaient au milieu des mortels; alors je sentis
en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann,
combien je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si
vivement la douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi
à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et de
désespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais à
elle, je la voyais devant le porche d’une cathédrale,
m’expliquant la signification des statues, et, avec un sourire
qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que
faisaient naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux
de l’Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait
refluer ses reflets sur l’image que je me formais de Mlle
Swann: c’était être tout prêt à l’aimer. Que nous croyions
qu’un être participe à une vie inconnue où son amour nous
ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pour naître,
ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du
reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme
que sur son physique, voient en ce physique l’émanation
d’une vie spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires,
les pompiers; l’uniforme les rend moins difficiles pour le
visage; elles croient baiser sous la cuirasse un cœur différent,
aventureux et doux; et un jeune souverain, un prince héritier,
pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du profil régulier qui
serait peut-être indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante
n’aurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche,
jour où il est défendu de s’occuper à rien de sérieux et où elle
ne cousait pas (un jour de semaine, elle m’aurait dit «
comment tu t’amuses encore à lire, ce n’est pourtant pas
dimanche » en donnant au mot amusement le sens
d’enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait
avec Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui
annonçait qu’elle venait de voir passer Mme Goupil « sans
parapluie, avec la robe de soie qu’elle s’est fait faire à
Châteaudun. Si elle a loin à aller avant vêpres elle pourrait
bien la faire saucer ».
– Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non) disait
Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité
d’une alternative plus favorable.
– Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait
penser que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après
l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie...
Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et
ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne
se passera pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste
comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux,
car tant que l’orage n’aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne
descendra pas, ajoutait ma tante dans l’esprit de qui le désir
de hâter la descente de l’eau de Vichy l’emportait infiniment
sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– Peut-être, peut-être.
– Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas grand
abri.
– Comment, trois heures? s’écriait tout à coup ma tante en
pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées, j’ai oublié
ma pepsine! Je comprends maintenant pourquoi mon eau de
Vichy me restait sur l’estomac.
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours
violet, monté d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait
s’échapper de ces images, bordées d’un bandeau de dentelle
de papier jaunissante, qui marquent les pages des fêtes, ma
tante, tout en avalant ses gouttes, commençait à lire au plus
vite les textes sacrés dont l’intelligence lui était légèrement
obscurcie par l’incertitude de savoir si, prise aussi longtemps
après l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la
rattraper et de la faire descendre. « Trois heures, c’est
incroyable ce que le temps passe! »
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait
heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de
sable qu’on eût laissé tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la
chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant
fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle: c’était la
pluie.
– Eh bien! Françoise, qu’est-ce que je disais? Ce que cela
tombe! Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du
jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un
temps pareil.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Françoise revenait:
– C’est Mme Amédée (ma grand’mère) qui a dit qu’elle
allait faire un tour. Ça pleut pourtant fort.
– Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les
yeux au ciel. J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait
comme tout le monde. J’aime mieux que ce soit elle que moi
qui soit dehors en ce moment.
– Mme Amédée, c’est toujours tout l’extrême des autres,
disait Françoise avec douceur, réservant pour le moment où
elle serait seule avec les autres domestiques de dire qu’elle
croyait ma grand’mère un peu « piquée ».
– Voilà le salut passé! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma
tante; ce sera le temps qui lui aura fait peur.
– Mais il n’est pas cinq heures, madame Octave, il n’est
que quatre heures et demie.
– Que quatre heures et demie? et j’ai été obligée de relever
les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. À
quatre heures et demie! Huit jours avant les Rogations! Ah!
ma pauvre Françoise, il faut que le bon Dieu soit bien en
colère après nous. Aussi, le monde d’aujourd’hui en fait trop!
Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le bon
Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était
Eulalie. Malheureusement, à peine venait-elle d’être
introduite que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait
pour but de se mettre elle-même à l’unisson de la joie qu’elle
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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ne doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante,
articulant les syllabes pour montrer que, malgré l’emploi du
style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les
paroles mêmes dont avait daigné se servir le visiteur:
– M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne
repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas
déranger. M. le Curé est en bas, j’y ai dit d’entrer dans la
salle.
En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un
aussi grand plaisir que le supposait Françoise et l’air de
jubilation dont celle-ci croyait devoir pavoiser son visage
chaque fois qu’elle avait à l’annoncer ne répondait pas
entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellent
homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage,
car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup
d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des
renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire
un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des
explications infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais
quand elle arrivait ainsi juste en même temps que celle
d’Eulalie, sa visite devenait franchement désagréable à ma
tante. Elle eût mieux aimé bien profiter d’Eulalie et ne pas
avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait pas ne pas
recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas
s’en aller en même temps que lui, qu’elle la garderait un peu
seule quand il serait parti.
– Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait qu’il y a
un artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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copier un vitrail. Je peux dire que je suis arrivée à mon âge
sans avoir jamais entendu parler d’une chose pareille! Qu’est-
ce que le monde aujourd’hui va donc chercher! Et ce qu’il y
a de plus vilain dans l’église!
– Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus
vilain, car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent
d’être visitées, il y en a d’autres qui sont bien vieilles dans ma
pauvre basilique, la seule de tout le diocèse qu’on n’ait pas
restaurée! Mon Dieu, le porche est sale et antique, mais enfin
d’un caractère majestueux; passe même pour les tapisseries
d’Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux
sous, mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite
après celles de Sens. Je reconnais d’ailleurs, qu’à côté de
certains détails un peu réalistes, elles en présentent d’autres
qui témoignent d’un véritable esprit d’observation. Mais
qu’on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon
sens de laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et
trompent même la vue par ces reflets d’une couleur que je ne
saurais définir, dans une église où il n’y a pas deux dalles qui
soient au même niveau et qu’on se refuse à me remplacer
sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray
et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de
Brabant. Les ancêtres directs du Duc de Guermantes
d’aujourd’hui et aussi de la Duchesse puisqu’elle est une
demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin. » (Ma
grand’mère qui à force de se désintéresser des personnes
finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu’on
prononçait celui de la Duchesse de Guermantes prétendait
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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que ce devait être une parente de Mme de Villeparisis. Tout
le monde éclatait de rire; elle tâchait de se défendre en
alléguant une certaine lettre de faire part: « Il me semblait me
rappeler qu’il y avait du Guermantes là dedans. » Et pour
une fois j’étais avec les autres contre elle, ne pouvant
admettre qu’il y eût un lien entre son amie de pension et la
descendante de Geneviève de Brabant.) – « Voyez
Roussainville, ce n’est plus aujourd’hui qu’une paroisse de
fermiers, quoique dans l’antiquité cette localité ait dû un
grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des
pendules. (Je ne suis pas certain de l’étymologie de
Roussainville. Je croirais volontiers que le nom primitif était
Rouville (Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum
Radulfi), mais je vous parlerai de cela une autre fois.) Hé
bien! l’église a des vitraux superbes, presque tous modernes,
et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui
serait mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on,
la fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier le frère
du docteur Percepied qui est amateur et qui la regarde
comme d’un plus beau travail.
« Mais, comme je le lui disais à cet artiste qui semble du
reste très poli, qui est paraît-il, un véritable virtuose du
pinceau, que lui trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce
vitrail, qui est encore un peu plus sombre que les autres? »
– Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur,
disait mollement ma tante qui commençait à penser qu’elle
allait être fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais
c’est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette
malheureuse verrière en prouvant qu’elle représente Gilbert
le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct de
Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de
Guermantes, recevant l’absolution de Saint-Hilaire.
– Mais je ne vois pas où est saint Hilaire?
– Mais si, dans le coin du vitrail vous n’avez jamais
remarqué une dame en robe jaune? Hé bien! c’est saint
Hilaire qu’on appelle aussi, vous le savez, dans certaines
provinces, saint Illiers, saint Hélier, et même, dans le Jura,
saint Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne
sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont
produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre
patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce
qu’elle est devenue en Bourgogne? saint Éloi tout
simplement: elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie,
qu’après votre mort on fasse de vous un homme? » – «
Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler. » – « Le
frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui,
ayant perdu de bonne heure son père, Pépin l’Insensé, mort
des suites de sa maladie mentale, exerçait le pouvoir suprême
avec toute la présomption d’une jeunesse à qui la discipline a
manqué; dès que la figure d’un particulier ne lui revenait pas
dans une ville, il y faisait massacrer jusqu’au dernier habitant.
Gilbert voulant se venger de Charles fit brûler l’église de
Combray, la primitive église alors, celle que Théodebert, en
quittant avec sa cour la maison de campagne qu’il avait près
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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d’ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les
Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de
saint Hilaire si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n’en
reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre,
puisque Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné
Charles avec l’aide de Guillaume le Conquérant (le curé
prononçait Guilôme), ce qui fait que beaucoup d’Anglais
viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir su se
concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci
se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la
tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les
explications.
« Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans
notre église, c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui
est grandiose. Certainement, pour vous qui n’êtes pas très
forte, je ne vous conseillerais pas de monter nos quatre-
vingt-dix-sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de
Milan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante,
d’autant plus qu’on monte plié en deux si on ne veut pas se
casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutes les toiles
d’araignées de l’escalier. En tous cas il faudrait bien vous
couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation que causait à
ma tante l’idée qu’elle fût capable de monter dans le clocher),
car il fait un de ces courants d’air une fois arrivé là-haut!
Certaines personnes affirment y avoir ressenti le froid de la
mort. N’importe, le dimanche il y a toujours des sociétés qui
viennent même de très loin pour admirer la beauté du
panorama et qui s’en retournent enchantées. Tenez,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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dimanche prochain, si le temps se maintient, vous trouveriez
certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il
faut avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil
féerique, avec des sortes d’échappées sur la plaine qui ont un
cachet tout particulier. Quand le temps est clair on peut
distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout on embrasse à la fois des
choses qu’on ne peut voir habituellement que l’une sans
l’autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-
Assise-lès-Combray, dont elle est séparée par un rideau de
grands arbres, ou encore comme les différents canaux de
Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous
savez). Chaque fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai
bien vu un bout du canal, puis quand j’avais tourné une rue
j’en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus le précédent.
J’avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela ne me
faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c’est autre
chose, c’est tout un réseau où la localité est prise. Seulement
on ne distingue pas d’eau, on dirait de grandes fentes qui
coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme une
brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà
découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le
clocher de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte.
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il
parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.
– Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible, en
tirant une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de
sa main, voilà pour que vous ne m’oubliiez pas dans vos
prières.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous
savez bien que ce n’est pas pour cela que je viens! disait
Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque
fois, que si c’était la première, et avec une apparence de
mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplaisait
pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un
peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait:
– Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie; je lui ai pourtant donné
la même chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air contente.
– Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre, soupirait
Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de la
menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle
ou pour ses enfants, et comme des trésors follement
gaspillés pour une ingrate les piécettes mises chaque
dimanche dans la main d’Eulalie, mais si discrètement que
Françoise n’arrivait jamais à les voir. Ce n’est pas que
l’argent que ma tante donnait à Eulalie, Françoise l’eût voulu
pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante
possédait, sachant que les richesses de la maîtresse du même
coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante; et
qu’elle, Françoise, était insigne et glorifiée dans Combray,
Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses fermes
de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le
nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées.
Elle n’était avare que pour ma tante; si elle avait géré sa
fortune, ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des
entreprises d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait
pourtant pas trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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savait incurablement généreuse, se fût laissée aller à donner,
si au moins ç’avait été à des riches. Peut-être pensait-elle que
ceux-là, n’ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne
pouvaient être soupçonnés de l’aimer à cause d’eux.
D’ailleurs offerts à des personnes d’une grande position de
fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme
Goupil, à des personnes « de même rang » que ma tante et
qui « allaient bien ensemble », ils lui apparaissaient comme
faisant partie des usages de cette vie étrange et brillante des
gens riches qui chassent, se donnent des bals, se font des
visites et qu’elle admirait en souriant. Mais il n’en allait plus
de même si les bénéficiaires de la générosité de ma tante
étaient de ceux que Françoise appelait « des gens comme
moi, des gens qui ne sont pas plus que moi » et qui étaient
ceux qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne l’appelassent «
Madame Françoise » et ne se considérassent comme étant «
moins qu’elle ». Et quand elle vit que, malgré ses conseils,
ma tante n’en faisait qu’à sa tête et jetait l’argent – Françoise
le croyait du moins – pour des créatures indignes, elle
commença à trouver bien petits les dons que ma tante lui
faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à
Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de Combray de
ferme si conséquente que Françoise ne supposât qu’Eulalie
eût pu facilement l’acheter, avec tout ce que lui
rapporteraient ses visites. Il est vrai qu’Eulalie faisait la
même estimation des richesses immenses et cachées de
Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie,
Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte.
Elle la haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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quand elle était là, à lui faire « bon visage ». Elle se rattrapait
après son départ, sans la nommer jamais à vrai dire, mais en
proférant, en oracles sibyllins, des sentences d’un caractère
général telles que celles de l’Ecclésiaste, mais dont
l’application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir
regardé par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la porte:
« Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et
ramasser les pépettes; mais patience, le bon Dieu les punit
toutes par un beau jour », disait-elle, avec le regard latéral et
l’insinuation de Joas pensant exclusivement à Athalie quand
il dit:
Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.
Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite
interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise
sortait de la chambre derrière Eulalie et disait:
– Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air
beaucoup fatiguée.
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir
qui semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme
morte. Mais à peine Françoise était-elle descendue que
quatre coups donnés avec la plus grande violence
retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit,
criait:
– Est-ce qu’Eulalie est déjà partie? Croyez-vous que j’ai
oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée à la
messe avant l’élévation! Courez vite après elle!
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Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.
– C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La
seule chose importante que j’avais à lui demander!
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours
identique, dans la douce uniformité de ce qu’elle appelait
avec un dédain affecté et une tendresse profonde, son « petit
traintrain ». Préservé par tout le monde, non seulement à la
maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité de lui conseiller
une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à le respecter,
mais même dans le village où, à trois rues de nous,
l’emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à
Françoise si ma tante ne « reposait pas » – ce traintrain fut
pourtant troublé une fois cette année-là. Comme un fruit
caché qui serait parvenu à maturité sans qu’on s’en aperçût
et se détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance
de la fille de cuisine. Mais ses douleurs étaient intolérables, et
comme il n’y avait pas de sage-femme à Combray, Françoise
dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma tante,
à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et
Françoise, malgré la courte distance, n’étant revenue que très
tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans
la matinée: « Monte donc voir si ta tante n’a besoin de rien. »
J’entrai dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma
tante, couchée sur le côté, qui dormait; je l’entendis ronfler
légèrement. J’allais m’en aller doucement, mais sans doute le
bruit que j’avais fait était intervenu dans son sommeil et en
avait « changé la vitesse », comme on dit pour les
automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit une
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s’éveilla et tourna
à demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte
de terreur; elle venait évidemment d’avoir un rêve affreux;
elle ne pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je
restais là ne sachant si je devais m’avancer ou me retirer;
mais déjà elle semblait revenue au sentiment de la réalité et
avait reconnu le mensonge des visions qui l’avaient effrayée;
un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui
permet que la vie soit moins cruelle que les rêves, éclaira
faiblement son visage, et avec cette habitude qu’elle avait
prise de se parler à mi-voix à elle-même quand elle se croyait
seule, elle murmura: « Dieu soit loué! nous n’avons comme
tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que
je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il
voulait me faire faire une promenade tous les jours! » Sa
main se tendit vers son chapelet qui était sur la petite table,
mais le sommeil recommençant ne lui laissa pas la force de
l’atteindre: elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à pas
de loup de la chambre sans qu’elle ni personne eût jamais
appris ce que j’avais entendu.
Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares,
comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne
subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles
qui, se répétant toujours identiques à des intervalles réguliers,
n’introduisaient au sein de l’uniformité qu’une sorte
d’uniformité secondaire. C’est ainsi que tous les samedis,
comme Françoise allait dans l’après-midi au marché de
Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le monde,
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude
de cette dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle
tenait à cette habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si
bien « routinée », comme disait Françoise, que s’il lui avait
fallu un samedi, attendre pour déjeuner l’heure habituelle,
cela l’eût autant « dérangée » que si elle avait dû, un autre
jour, avancer son déjeuner à l’heure du samedi. Cette avance
du déjeuner donnait d’ailleurs au samedi, pour nous tous,
une figure particulière, indulgente, et assez sympathique. Au
moment où d’habitude on a encore une heure à vivre avant
la détente du repas, on savait que, dans quelques secondes,
on allait voir arriver des endives précoces, une omelette de
faveur, un bifteck immérité. Le retour de ce samedi
asymétrique était un de ces petits événements intérieurs,
locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les
sociétés fermées, créent une sorte de lien national et
deviennent le thème favori des conversations, des
plaisanteries, des récits exagérés à plaisir: il eût été le noyau
tout prêt pour un cycle légendaire si l’un de nous avait eu la
tête épique. Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison,
pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se disait
les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec
patriotisme: « Il n’y a pas de temps à perdre, n’oublions pas
que c’est samedi! » cependant que ma tante, conférant avec
Françoise et songeant que la journée serait plus longue que
d’habitude, disait: « Si vous leur faisiez un beau morceau de
veau, comme c’est samedi. » Si à dix heures et demie un
distrait tirait sa montre en disant: « Allons, encore une heure
et demie avant le déjeuner », chacun était enchanté d’avoir à
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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lui dire: « Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que
c’est samedi! »; on en riait encore un quart d’heure après et
on se promettait de monter raconter cet oubli à ma tante
pour l’amuser. Le visage du ciel même semblait changé.
Après le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi,
flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un,
pensant qu’on était en retard pour la promenade, disait: «
Comment, seulement deux heures? » en voyant passer les
deux coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de
ne rencontrer encore personne dans les chemins désertés à
cause du repas de midi ou de la sieste, le long de la rivière
vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et
passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que
quelques nuages paresseux), tout le monde en chœur lui
répondait: « Mais ce qui vous trompe, c’est qu’on a déjeuné
une heure plus tôt, vous savez bien que c’est samedi! » La
surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui
ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi) qui, étant
venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait
trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient
le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le
visiteur interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le
samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en
sympathisant du fond du cœur avec ce chauvinisme étroit)
que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que ce barbare pouvait
l’ignorer et eût répondu sans autre explication à son
étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger: « Mais
voyons, c’est samedi! » Parvenue à ce point de son récit, elle
essuyait des larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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qu’elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce
qu’avait répondu le visiteur à qui ce « samedi » n’expliquait
rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne
nous suffisaient pas encore et nous disions: « Mais il me
semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus long la
première fois quand vous l’avez raconté. » Ma grand’tante
elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-
dessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là,
pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner pour
aller au « mois de Marie ».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très
sévère pour « le genre déplorable des jeunes gens négligés,
dans les idées de l’époque actuelle », ma mère prenait garde
que rien ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour
l’église. C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir
commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement
dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer,
posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la
célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir
au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches
attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt
de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage
sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne
de mariée, de petits bouquets de boutons d’une blancheur
éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je
sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était
la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de ces blancs
boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à
la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique.
Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce
insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et
vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines comme des fils
de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant,
qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur
efflorescence, je l’imaginais comme si ç’avait été le
mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux
pupilles diminuées, d’une blanche jeune fille, distraite et vive.
M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous.
D’une bonne famille, il avait été le professeur de piano des
sœurs de ma grand’mère et quand, après la mort de sa
femme et un héritage qu’il avait fait, il s’était retiré auprès de
Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d’une
pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas
rencontrer Swann qui avait fait ce qu’il appelait « un mariage
déplacé, dans le goût du jour ». Ma mère, ayant appris qu’il
composait, lui avait dit par amabilité que, quand elle irait le
voir, il faudrait qu’il lui fît entendre quelque chose de lui. M.
Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la
politesse et la bonté jusqu’à de tels scrupules que, se mettant
toujours à la place des autres, il craignait de les ennuyer et de
leur paraître égoïste s’il suivait ou seulement laissait deviner
son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez lui en
visite, je les avais accompagnés, mais ils m’avaient permis de
rester dehors et, comme la maison de M. Vinteuil,
Montjouvain,
était
en
contre-bas
d’un
monticule
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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buissonneux, où je m’étais caché, je m’étais trouvé de plain-
pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres
de la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents,
j’avais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le
piano un morceau de musique. Mais une fois mes parents
entrés, il l’avait retiré et mis dans un coin. Sans doute avait-il
craint de leur laisser supposer qu’il n’était heureux de les voir
que pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que
ma mère était revenue à la charge au cours de la visite, il
avait répété plusieurs fois: « Mais je ne sais qui a mis cela sur
le piano, ce n’est pas sa place », et avait détourné la
conversation sur d’autres sujets, justement parce que ceux-là
l’intéressaient moins. Sa seule passion était pour sa fille et
celle-ci, qui avait l’air d’un garçon, paraissait si robuste qu’on
ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant les précautions
que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles
supplémentaires à lui jeter sur les épaules. Ma grand’mère
faisait remarquer quelle expression douce, délicate, presque
timide passait souvent dans les regards de cette enfant si
rude, dont le visage était semé de taches de son. Quand elle
venait de prononcer une parole, elle l’entendait avec l’esprit
de ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmait des malentendus
possibles et on voyait s’éclairer, se découper comme par
transparence, sous la figure hommasse du « bon diable », les
traits plus fins d’une jeune fille éplorée.
Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai
devant l’autel, je sentis tout d’un coup, en me relevant,
s’échapper des aubépines une odeur amère et douce
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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d’amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites
places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait
être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le
goût d’une frangipane, ou sous leurs taches de rousseur celui
des joues de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité
des aubépines, cette intermittente ardeur était comme le
murmure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une
haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on
pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui
semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir
irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le
porche en sortant de l’église. Il intervenait entre les gamins
qui se chamaillaient sur la place, prenait la défense des petits,
faisait des sermons aux grands. Si sa fille nous disait de sa
grosse voix combien elle avait été contente de nous voir,
aussitôt il semblait qu’en elle-même une sœur plus sensible
rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu
nous faire croire qu’elle sollicitait d’être invitée chez nous.
Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ils montaient
dans un petit buggy qu’elle conduisait elle-même et tous
deux retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme
c’était le lendemain dimanche et qu’on ne se lèverait que
pour la grand’messe, s’il faisait clair de lune et que l’air fût
chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon père,
par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une
longue promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à
s’orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui faisait
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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considérer comme la prouesse d’un génie stratégique. Parfois
nous allions jusqu’au viaduc, dont les enjambées de pierre
commençaient à la gare et me représentaient l’exil et la
détresse hors du monde civilisé, parce que chaque année en
venant de Paris, on nous recommandait de faire bien
attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer
la station, d’être prêts d’avance, car le train repartait au bout
de deux minutes et s’engageait sur le viaduc au delà des pays
chrétiens dont Combray marquait pour moi l’extrême limite.
Nous revenions par le boulevard de la gare, où étaient les
plus agréables villas de la commune. Dans chaque jardin le
clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés
rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles
entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du
télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi
brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Je
traînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls
qui embaumait m’apparaissait comme une récompense
qu’on ne pouvait obtenir qu’au prix des plus grandes fatigues
et qui n’en valait pas la peine. De grilles fort éloignées les
unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires
faisaient alterner des aboiements comme il m’arrive encore
quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir
(quand sur son emplacement on créa le jardin public de
Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où que je
me trouve, dès qu’ils commencent à retentir et à se répondre,
je l’aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la
lune.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma
mère: « Où sommes-nous? » Épuisée par la marche, mais
fière de lui, elle lui avouait tendrement qu’elle n’en savait
absolument rien. Il haussait les épaules et riait. Alors, comme
s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il
nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière
de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-
Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma
mère lui disait avec admiration: « Tu es extraordinaire! » Et à
partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol
marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps
mes actes avaient cessé d’être accompagnés d’attention
volontaire: l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et
me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant.
Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus
tôt, et où elle était privée de Françoise, passait plus
lentement qu’une autre pour ma tante, elle en attendait
pourtant le retour avec impatience depuis le commencement
de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la
distraction que fût encore capable de supporter son corps
affaibli et maniaque. Et ce n’est pas cependant qu’elle
n’aspirât parfois à quelque plus grand changement, qu’elle
n’eût de ces heures d’exception où l’on a soif de quelque
chose d’autre que ce qui est, et où ceux que le manque
d’énergie ou d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un
principe de rénovation demandent à la minute qui vient, au
facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du
pire, une émotion, une douleur; où la sensibilité, que le
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veut résonner
sous une main, même brutale, et dût-elle en être brisée; où la
volonté, qui a si difficilement conquis le droit d’être livrée
sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les
rênes entre les mains d’événements impérieux, fussent-ils
cruels. Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la
moindre fatigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au sein
de son repos, le réservoir était très long à remplir, et il se
passait des mois avant qu’elle eût ce léger trop-plein que
d’autres dérivent dans l’activité et dont elle était incapable de
savoir et de décider comment user. Je ne doute pas qu’alors
– comme le désir de la remplacer par des pommes de terre
béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du
plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée
dont elle ne se « fatiguait » pas – elle ne tirât de
l’accumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait
tant l’attente d’un cataclysme domestique, limité à la durée
d’un moment, mais qui la forcerait d’accomplir une fois pour
toutes un de ces changements dont elle reconnaissait qu’ils
lui seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait d’elle-même
se décider. Elle nous aimait véritablement, elle aurait eu
plaisir à nous pleurer; survenant à un moment où elle se
sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison
était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et
qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des
murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper
sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû
souvent hanter ses espérances comme unissant aux
avantages secondaires de lui faire savourer dans un long
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction
du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée,
moribonde debout, celui bien plus précieux de la forcer au
bon moment, sans temps à perdre, sans possibilité
d’hésitation énervante, à aller passer l’été dans sa jolie ferme
de Mirougrain, où il y avait une chute d’eau. Comme n’était
jamais survenu aucun événement de ce genre, dont elle
méditait certainement la réussite quand elle était seule
absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût
désespérée au premier commencement de réalisation, au
premier de ces petits faits imprévus, de cette parole
annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus
jamais oublier l’accent, de tout ce qui porte l’empreinte de la
mort réelle, bien différente de sa possibilité logique et
abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps sa
vie plus intéressante, à y introduire des péripéties imaginaires
qu’elle suivait avec passion. Elle se plaisait à supposer tout
d’un coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse
pour s’en assurer, la prenait sur le fait; habituée, quand elle
faisait seule des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le
jeu de son adversaire, elle se prononçait à elle-même les
excuses embarrassées de Françoise et y répondait avec tant
de feu et d’indignation que l’un de nous, entrant à ces
moments-là, la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux
cheveux déplacés laissant voir son front chauve. Françoise
entendit peut-être parfois dans la chambre voisine de
mordants sarcasmes qui s’adressaient à elle et dont
l’invention n’eût pas soulagé suffisamment ma tante s’ils
étaient restés à l’état purement immatériel, et si en les
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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murmurant à mi-voix elle ne leur eût donné plus de réalité.
Quelquefois, ce « spectacle dans un lit » ne suffisait même
pas à ma tante, elle voulait faire jouer ses pièces. Alors, un
dimanche, toutes portes mystérieusement fermées, elle
confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise, son
intention de se défaire d’elle, et une autre fois, à Françoise
ses soupçons de l’infidélité d’Eulalie, à qui la porte serait
bientôt fermée; quelques jours après elle était dégoûtée de sa
confidente de la veille et racoquinée avec le traître, lesquels
d’ailleurs, pour la prochaine représentation, échangeraient
leurs emplois. Mais les soupçons que pouvait parfois lui
inspirer Eulalie n’étaient qu’un feu de paille et tombaient
vite, faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas la maison. Il n’en
était pas de même de ceux qui concernaient Françoise, que
ma tante sentait perpétuellement sous le même toit qu’elle,
sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son lit,
elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s’ils étaient
fondés. Peu à peu son esprit n’eut plus d’autre occupation
que de chercher à deviner ce qu’à chaque moment pouvait
faire, et chercher à lui cacher, Françoise. Elle remarquait les
plus furtifs mouvements de physionomie de celle-ci, une
contradiction dans ses paroles, un désir qu’elle semblait
dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle l’avait démasquée, d’un
seul mot qui faisait pâlir Françoise et que ma tante semblait
trouver, à enfoncer au cœur de la malheureuse, un
divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation
d’Eulalie – comme ces découvertes qui ouvrent tout d’un
coup un champ insoupçonné à une science naissante et qui
se traînait dans l’ornière – prouvait à ma tante qu’elle était
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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dans ses suppositions bien au-dessous de la vérité. « Mais
Françoise doit le savoir maintenant que vous y avez donné
une voiture. » – « Que je lui ai donné une voiture! » s’écriait
ma tante. – « Ah! mais je ne sais pas, moi, je croyais, je l’avais
vue qui passait maintenant en calèche, fière comme Artaban,
pour aller au marché de Roussainville. J’avais cru que c’était
Mme Octave qui lui avait donné. » Peu à peu Françoise et
ma tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de
tâcher de prévenir les ruses l’une de l’autre. Ma mère
craignait qu’il ne se développât chez Françoise une véritable
haine pour ma tante qui l’offensait le plus durement qu’elle
le pouvait. En tous cas Françoise attachait de plus en plus
aux moindres paroles, aux moindres gestes de ma tante une
attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose à lui
demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle
devait s’y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle
observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans
l’aspect de sa figure ce que celle-ci avait pensé et déciderait.
Et ainsi – tandis que quelque artiste lisant les Mémoires du
XVIIe siècle, et désirant de se rapprocher du grand Roi, croit
marcher dans cette voie en se fabriquant une généalogie qui
le fait descendre d’une famille historique ou en entretenant
une correspondance avec un des souverains actuels de
l’Europe, tourne précisément le dos à ce qu’il a le tort de
chercher sous des formes identiques et par conséquent
mortes – une vieille dame de province qui ne faisait qu’obéir
sincèrement à d’irrésistibles manies et à une méchanceté née
de l’oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé à Louis XIV les
occupations les plus insignifiantes de sa journée, concernant
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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son lever, son déjeuner, son repos, prendre par leur
singularité despotique un peu de l’intérêt de ce que Saint-
Simon appelait la « mécanique » de la vie à Versailles, et
pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne
humeur ou de hauteur dans sa physionomie, étaient de la
part de Françoise l’objet d’un commentaire aussi passionné,
aussi craintif que l’étaient le silence, la bonne humeur, la
hauteur du Roi quand un courtisan, ou même les plus grands
seigneurs, lui avaient remis une supplique, au détour d’une
allée, à Versailles.
Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du
curé et d’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions tous
montés lui dire bonsoir, et maman lui adressait ses
condoléances sur la mauvaise chance qui amenait toujours
ses visiteurs à la même heure:
– Je sais que les choses se sont encore mal arrangées
tantôt, Léonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout
votre monde à la fois.
Ce que ma grand’tante interrompit par: « Abondance de
biens... » car depuis que sa fille était malade elle croyait
devoir la remonter en lui présentant toujours tout par le bon
côté. Mais mon père prenant la parole:
– Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est
réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le
recommencer à chacun. J’ai peur que nous ne soyons fâchés
avec Legrandin: il m’a à peine dit bonjour ce matin.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car
j’étais justement avec lui après la messe quand nous avions
rencontré M. Legrandin, et je descendis à la cuisine
demander le menu du dîner qui tous les jours me distrayait
comme les nouvelles qu’on lit dans un journal et m’excitait à
la façon d’un programme de fête. Comme M. Legrandin
avait passé près de nous en sortant de l’église, marchant à
côté d’une châtelaine du voisinage que nous ne connaissions
que de vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et
réservé, sans que nous nous arrêtions; M. Legrandin avait à
peine répondu, d’un air étonné, comme s’il ne nous
reconnaissait pas, et avec cette perspective du regard
particulière aux personnes qui ne veulent pas être aimables et
qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont l’air de
vous apercevoir comme au bout d’une route interminable et
à une si grande distance qu’elles se contentent de vous
adresser un signe de tête minuscule pour le proportionner à
vos dimensions de marionnette.
Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une
personne vertueuse et considérée; il ne pouvait être question
qu’il fût en bonne fortune et gêné d’être surpris, et mon père
se demandait comment il avait pu mécontenter Legrandin. «
Je regretterais d’autant plus de le savoir fâché, dit mon père,
qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son
petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu
apprêté, de si vraiment simple, et un air presque ingénu qui
est tout à fait sympathique. » Mais le conseil de famille fut
unanimement d’avis que mon père s’était fait une idée ou
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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que Legrandin, à ce moment-là, était absorbé par quelque
pensée. D’ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le
lendemain soir. Comme nous revenions d’une grande
promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux, Legrandin,
qui à cause des fêtes restait plusieurs jours à Combray. Il vint
à nous la main tendue: « Connaissez-vous, monsieur le liseur,
me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins:
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...
N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous
n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon
enfant; aujourd’hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur,
mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide...
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami;
et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les
bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous
consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel. » Il
sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à
l’horizon, « Adieu, les camarades », nous dit-il tout à coup, et
il nous quitta.
À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner
était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces
de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où
les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la
houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et
faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires
d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et
poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie,
et petits pots de crème en passant par une collection
complète de casserole de toutes dimensions. Je m’arrêtais à
voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les
petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans
un jeu; mais mon ravissement était devant les asperges,
trempées d’outre-mer et de rose et dont l’épi, finement
pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement
jusqu’au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant –
par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait
que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures
qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui,
à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme,
laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en
ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus,
cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand,
toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles
jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme
une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre
en un vase de parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann,
chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d’elle
dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle
ressentait tous les malheurs de la terre; et les légères
couronnes d’azur qui ceignaient les asperges au-dessus de
leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par
étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de
Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de
ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient
porté loin dans Combray l’odeur de ses mérites, et qui,
pendant qu’elle nous les servait à table, faisaient prédominer
la douceur dans ma conception spéciale de son caractère,
l’arôme de cette chair qu’elle savait rendre si onctueuse et si
tendre n’étant pour moi que le propre parfum d’une de ses
vertus.
Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil
de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la
cuisine, était un de ceux où la Charité de Giotto, très malade
de son accouchement récent, ne pouvait se lever; Françoise,
n’étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle
était en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-
cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et
bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d’elle,
tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille, des
cris de « sale bête! sale bête! », mettait la sainte douceur et
l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il
n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or
comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un
ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui
coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de
colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une
dernière fois: « Sale bête! » Je remontai tout tremblant;
j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte.
Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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parfumé, et même... ces poulets?... Et en réalité, ce lâche
calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma
tante Léonie savait – ce que j’ignorais encore – que
Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donné sa
vie sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une dureté
singulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle
connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. Je
m’aperçus peu à peu que la douceur, la componction, les
vertus de Françoise cachaient des tragédies d’arrière-cuisine,
comme l’histoire découvre que le règne des Rois et des
Reines qui sont représentés les mains jointes dans les vitraux
des églises, furent marqués d’incidents sanglants. Je me
rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les
humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs malheurs,
qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes
qu’elle versait en lisant le journal sur les infortunes des
inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la
personne qui en était l’objet d’une façon un peu précise. Une
de ces nuits qui suivirent l’accouchement de la fille de
cuisine, celle-ci fut prise d’atroces coliques: maman l’entendit
se plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible,
déclara que tous ces cris étaient une comédie, qu’elle voulait
« faire la maîtresse ». Le médecin, qui craignait ces crises,
avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous
avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit
de nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins
à donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui
recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout
d’une heure, Françoise n’était pas revenue; ma mère indignée
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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crut qu’elle s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même
dans la bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu
regarder ce que le signet marquait, lisait la description
clinique de la crise et poussait des sanglots maintenant qu’il
s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait pas. À
chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du
traité, elle s’écriait: « Hé là! Sainte Vierge, est-il possible que
le bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse
créature humaine? Hé! la pauvre! »
Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du
lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de
couler; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de
pitié et d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la
lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun
plaisir de même famille; dans l’ennui et dans l’irritation de
s’être levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la
vue des mêmes souffrances dont la description l’avait fait
pleurer, elle n’eut plus que des ronchonnements de mauvaise
humeur, même d’affreux sarcasmes, disant, quand elle crut
que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre: « Elle
n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça! ça lui a fait
plaisir! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il
tout de même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu
pour aller avec ça. Ah! c’est bien comme on disait dans le
patois de ma pauvre mère:
« Qui du cul d’un chien s’amourose
Il lui paraît une rose. »
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau,
elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour
voir s’il n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied
avant le jour afin d’être rentrée pour son travail, en revanche
ce même amour des siens et son désir d’assurer la grandeur
future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égard
des autres domestiques par une maxime constante qui fut de
n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante, qu’elle
mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher
par personne, préférant, quand elle-même était malade, se
relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de
permettre l’accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de
cuisine. Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la
guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient
de la viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours
de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des
araignées, leur perce avec un savoir et une adresse
merveilleux le centre nerveux d’où dépend le mouvement
des pattes, mais non les autres fonctions de la vie, de façon
que l’insecte paralysé près duquel elle dépose ses œufs,
fournisse aux larves, quand elles écloront un gibier docile,
inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais
nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté
permanente de rendre la maison intenable à tout
domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien
des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous
avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était
parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une telle
violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.
Hélas! nous devions définitivement changer d’opinion sur
Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le
Pont-Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son
erreur, comme la messe finissait et qu’avec le soleil et le bruit
du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans l’église
que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui
tout à l’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées
les yeux absorbés dans leur prière et que j’aurais même pu
croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs
pieds n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui
m’empêchait de gagner ma chaise) commençaient à
s’entretenir avec nous à haute voix de sujets tout temporels
comme si nous étions déjà sur la place, nous vîmes sur le
seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du
marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous
l’avions dernièrement rencontré était en train de présenter à
la femme d’un autre gros propriétaire terrien des environs.
La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle
extraordinaires; il fit un profond salut avec un renversement
secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au
delà de la position de départ et qu’avait dû lui apprendre le
mari de sa sœur, Mme de Cambremer. Ce redressement
rapide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la
croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue; et je
ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot
tout charnel, sans expression de spiritualité et qu’un
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empressement plein de bassesse fouettait en tempête,
éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la possibilité d’un
Legrandin tout différent de celui que nous connaissions.
Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher, et
tandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide
et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage
y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait,
puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait
plus vite qu’il n’en avait l’habitude, ses deux épaules
oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l’air
tant il s’y abandonnait entièrement en n’ayant plus souci du
reste, d’être le jouet inerte et mécanique du bonheur.
Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer à
côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête,
mais il fixa de son regard soudain chargé d’une rêverie
profonde un point si éloigné de l’horizon qu’il ne put nous
voir et n’eut pas à nous saluer. Son visage restait ingénu au-
dessus d’un veston souple et droit qui avait l’air de se sentir
fourvoyé malgré lui au milieu d’un luxe détesté. Et une
lavallière à pois qu’agitait le vent de la Place continuait à
flotter sur Legrandin comme l’étendard de son fier isolement
et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions
à la maison, maman s’aperçut qu’on avait oublié le saint-
honoré et demanda à mon père de retourner avec moi sur
nos pas dire qu’on l’apportât tout de suite. Nous croisâmes
près de l’église Legrandin qui venait en sens inverse
conduisant la même dame à sa voiture. Il passa contre nous,
ne s’interrompit pas de parler à sa voisine, et nous fit du coin
de son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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paupières et qui, n’intéressant pas les muscles de son visage,
put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice; mais,
cherchant à compenser par l’intensité du sentiment le champ
un peu étroit où il en circonscrivait l’expression, dans ce coin
d’azur qui nous était affecté il fit pétiller tout l’entrain de la
bonne grâce qui dépassa l’enjouement, frisa la malice; il
subtilisa les finesses de l’amabilité jusqu’aux clignements de
la connivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux
mystères de la complicité; et finalement exalta les assurances
d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’à la
déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls, d’une
langueur secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle
énamourée dans un visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille à mes parents de
m’envoyer dîner ce soir-là avec lui: « Venez tenir compagnie
à votre vieil ami, m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un
voyageur nous envoie d’un pays où nous ne retournerons
plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces
fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y a bien
des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine,
le bassin d’or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet
de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la
Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins
qui commence à embaumer dans les allées de votre
grand’tante, quand ne sont pas encore fondues les dernières
boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la
glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émail
polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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fraîche encore des dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour
les deux papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la
première rose de Jérusalem. »
On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout
de même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère
refusa de croire qu’il eût été impoli. « Vous reconnaissez
vous-même qu’il vient là avec sa tenue toute simple qui n’est
guère celle d’un mondain. » Elle déclarait qu’en tous cas, et à
tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir
l’air de s’en être aperçu. À vrai dire mon père lui-même, qui
était pourtant le plus irrité contre l’attitude qu’avait eue
Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens
qu’elle comportait. Elle était comme toute attitude ou action
où se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un: elle
ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas
la faire confirmer par le témoignage du coupable qui
n’avouera pas; nous en sommes réduits à celui de nos sens
dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et
incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion; de sorte
que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance,
nous laissent souvent quelques doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de
lune: « Il y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-
il; aux cœurs blessés comme l’est le mien, un romancier que
vous lirez plus tard prétend que conviennent seulement
l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient
dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les
yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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nuit comme celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, où les
oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que
joue le clair de lune sur la flûte du silence. » J’écoutais les
paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si
agréables; mais troublé par le souvenir d’une femme que
j’avais aperçue dernièrement pour la première fois, et
pensant, maintenant que je savais que Legrandin était lié
avec plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que
peut-être il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui
dis: « Est-ce que vous connaissez, monsieur, la... les
châtelaines de Guermantes? », heureux aussi en prononçant
ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul
fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence
objective et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux
bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune
comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible,
tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des
flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa
bouche marquée d’un pli amer se ressaissant plus vite sourit,
tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un
beau martyr dont le corps est hérissé de flèches: « Non, je ne
les connais pas », dit-il, mais au lieu de donner à un
renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu
surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le
débita en appuyant sur les mots, en s’inclinant, en saluant de
la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte, pour être cru,
à une affirmation invraisemblable – comme si ce fait qu’il ne
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un
hasard singulier – et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui,
ne pouvant pas taire une situation qui lui est pénible, préfère
la proclamer pour donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il
fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable,
spontané, que la situation elle-même – l’absence de relations
avec les Guermantes – pourrait bien avoir été non pas subie,
mais voulue par lui, résulter de quelque tradition de famille,
principe de morale ou vœu mystique lui interdisant
nommément la fréquentation des Guermantes. « Non,
reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation,
non, je ne les connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai toujours
tenu à sauvegarder ma pleine indépendance; au fond je suis
une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont
venus à la rescousse, on me disait que j’avais tort de ne pas
aller à Guermantes, que je me donnais l’air d’un malotru,
d’un vieil ours. Mais voilà une réputation qui n’est pas pour
m’effrayer, elle est si vraie! Au fond, je n’aime plus au monde
que quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage
de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre
jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres que mes
vieilles prunelles ne distinguent plus. » Je ne comprenais pas
bien que, pour ne pas aller chez des gens qu’on ne connaît
pas, il fût nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi
cela pouvait vous donner l’air d’un sauvage ou d’un ours.
Mais ce que je comprenais, c’est que Legrandin n’était pas
tout à fait véridique quand il disait n’aimer que les églises, le
clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup les gens des
châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande peur
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait
pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de
change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût
en son absence, loin de lui et « par défaut »; il était snob.
Sans doute il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage
que mes parents et moi-même nous aimions tant. Et si je
demandais: « Connaissez-vous les Guermantes? », Legrandin
le causeur répondait: « Non, je n’ai jamais voulu les
connaître. » Malheureusement il ne le répondait qu’en
second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement
au fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-
là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires
compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par
la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité
excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont
notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui,
comme un saint Sébastien du snobisme: « Hélas! que vous
me faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne
réveillez pas la grande douleur de ma vie. » Et comme ce
Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s’il
n’avait pas le joli langage de l’autre, avait le verbe infiniment
plus prompt, composé de ce qu’on appelle « réflexes »,
quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence,
l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la
mauvaise impression que les révélations de son alter ego
avaient dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la
pallier.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas
sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas
savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne
connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que
nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que
nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que
d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue aux
premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents.
Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir
souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de
Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée
de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse,
s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu
qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu’il
en était un; car, grâce à l’incapacité où ils étaient de
comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils
voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine de
Legrandin et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur
M. Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées.
Maman s’amusait infiniment chaque fois qu’elle prenait
Legrandin en flagrant délit du péché qu’il n’avouait pas, qu’il
continuait à appeler le péché sans rémission, le snobisme.
Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de
Legrandin avec tant de détachement et de gaîté; et quand on
pensa une année à m’envoyer passer les grandes vacances à
Balbec avec ma grand’mère, il dit: « Il faut absolument que
j’annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne
doit pas se souvenir nous avoir dit qu’elle demeurait à deux
kilomètres de là. » Ma grand’mère qui trouvait qu’aux bains
de mer il faut être du matin au soir sur la plage à humer le sel
et qu’on n’y doit connaître personne, parce que les visites, les
promenades sont autant de pris sur l’air marin, demandait au
contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin,
voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer, débarquant à
l’hôtel au moment où nous serions sur le point d’aller à la
pêche et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir.
Mais maman riait de ses craintes, pensant à part elle que le
danger n’était pas si menaçant, que Legrandin ne serait pas si
pressé de nous mettre en relations avec sa sœur. Or, sans
qu’on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-même,
Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais
l’intention d’aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un
soir où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.
– Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien
beaux, n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un
bleu surtout plus floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui
surprend dans le ciel. Et ce petit nuage rose n’a-t-il pas aussi
un teint de fleur, d’œillet ou d’hydrangéa? Il n’y a guère que
dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai pu
faire de plus riches observations sur cette sorte de règne
végétal de l’atmosphère. Là-bas, près de Balbec, près de ces
lieux sauvages, il y a une petite baie d’une douceur
charmante où le coucher de soleil du pays d’Auge, le coucher
de soleil rouge et or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs,
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est sans caractère, insignifiant; mais dans cette atmosphère
humide et douce s’épanouissent le soir en quelques instants
de ces bouquets célestes, bleus et roses, qui sont
incomparables et qui mettent souvent des heures à se faner.
D’autres s’effeuillent tout de suite, et c’est alors plus beau
encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion
d’innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cette baie,
dite d’opale, les plages d’or semblent plus douces encore
pour être attachées comme de blondes Andromèdes à ces
terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre,
fameux par tant de naufrages, où tous les hivers bien des
barques trépassent au péril de la mer. Balbec! la plus antique
ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la mer, la
fin de la terre, la région maudite qu’Anatole France – un
enchanteur que devrait lire notre petit ami – a si bien peinte,
sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des
Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des
hôtels se construisent, superposés au sol antique et charmant
qu’ils n’altèrent pas, quel délice d’excursionner à deux pas
dans ces régions primitives et si belles.
– Ah! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec? dit
mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois
avec sa grand’mère et peut-être avec ma femme.
Legrandin pris au dépourvu par cette question à un
moment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les
détourner, mais les attachant de seconde en seconde avec
plus d’intensité – et tout en souriant tristement – sur les yeux
de son interlocuteur, avec un air d’amitié et de franchise et
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir
traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et
voir en ce moment bien au delà derrière elle un nuage
vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui
permettrait d’établir qu’au moment où on lui avait demandé
s’il connaissait quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et
n’avait pas entendu la question. Habituellement de tels
regards font dire à l’interlocuteur: « À quoi pensez-vous
donc? » Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit:
– Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous
connaissez si bien Balbec?
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de
Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de
sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y
avait plus qu’à répondre, il nous dit:
– J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres
blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour
implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel
inclément qui n’a pas pitié d’eux.
– Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon
père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le
ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n’importe quoi à
ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-
bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde?
– Là comme partout, je connais tout le monde et je ne
connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas
si vite; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des
personnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait
déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la
falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter
son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et
dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent
à leurs mâts la flamme et portent les couleurs; parfois c’est
une simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais
romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret
impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce pays
sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce
pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un
enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et
recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la
tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de
confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir
au vieux désabusé que je suis, ils sont toujours malsains pour
un tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi, reprit-il
avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne,
peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable, sur
un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur
dont la lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-
indiquées à votre âge, petit garçon. « Bonne nuit, voisin »,
ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive
dont il avait l’habitude et, se retournant vers nous avec un
doigt levé de docteur, il résuma sa consultation: « Pas de
Balbec avant cinquante ans, et encore cela dépend de l’état
du cœur », nous cria-t-il.
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le
tortura de questions, ce fut peine inutile: comme cet escroc
érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un
labeur et une science dont la centième partie eût suffi à lui
assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M.
Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par
édifier toute une éthique de paysage et une géographie
céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer
qu’à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et
d’être obligé à nous offrir une lettre d’introduction qui n’eût
pas été pour lui un tel sujet d’effroi s’il avait été absolument
certain – comme il aurait dû l’être en effet avec l’expérience
qu’il avait du caractère de ma grand’mère – que nous n’en
aurions pas profité.
* * *
Nous rentrions toujours de bonne heure de nos
promenades pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie
avant le dîner. Au commencement de la saison où le jour
finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il y avait
encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un
bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui se
reflétait plus loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée
souvent d’un froid assez vif, s’associait, dans mon esprit, à la
rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait
succéder pour moi au plaisir poétique donné par la
promenade, le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du
repos. Dans l’été au contraire, quand nous rentrions, le soleil
ne se couchait pas encore; et pendant la visite que nous
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s’abaissait et
touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les
embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits
morceaux d’or le bois de citronnier de la commode,
illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle
prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares,
quand nous rentrions, il y avait bien longtemps que la
commode avait perdu ses incrustations momentanées, il n’y
avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet
de couchant étendu sur les vitres et l’étang au pied du
calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà
couleur d’opale et un long rayon de lune qui allait en
s’élargissant et se fendillait de toutes les rides de l’eau le
traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison,
nous apercevions une forme sur le pas de la porte et maman
me disait:
– Mon dieu! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est
inquiète; aussi nous rentrons trop tard.
Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous
montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui
montrer que, contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne
nous était rien arrivé, mais que nous étions allés « du côté de
Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là,
ma tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être
sûr de l’heure à laquelle on serait rentré.
– Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais,
qu’ils seraient allés du côté de Guermantes! Mon Dieu! ils
doivent avoir une faim! et votre gigot qui doit être tout
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desséché après ce qu’il a attendu. Aussi est-ce une heure
pour rentrer! comment, vous êtes allés du côté de
Guermantes!
– Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman.
Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite
porte du potager.
Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour les
promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de
chez nous par la même porte, quand on voulait aller d’un
côté ou de l’autre: le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu’on
appelait aussi le côté de chez Swann parce qu’on passait
devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté
de Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai
jamais connu que le « côté » et des gens étrangers qui
venaient le dimanche se promener à Combray, des gens que,
cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne « connaissions
point » et qu’à ce signe on tenait pour « des gens qui seront
venus de Méséglise ». Quant à Guermantes je devais un jour
en connaître davantage, mais bien plus tard seulement; et
pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi
quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la
vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne
ressemblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes, lui,
ne m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de
son propre « côté », une sorte d’expression géographique
abstraite comme la ligne de l’équateur, comme le pôle,
comme l’orient. Alors, « prendre par Guermantes » pour
aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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expression aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour
aller à l’ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de
Méséglise comme de la plus belle vue de la plaine qu’il
connût et du côté de Guermantes comme du type de
paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi
comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui
n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit; la moindre
parcelle de chacun d’eux me semblait précieuse et manifester
leur excellence particulière, tandis qu’à côté d’eux, avant
qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de l’autre, les
chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient
posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage
de rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés que
par le spectateur épris d’art dramatique les petites rues qui
avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien
plus que leurs distances kilométriques, la distance qu’il y
avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à
eux, une de ces distances dans l’esprit qui ne font pas
qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et
cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que
cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers les deux
côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une
fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes,
les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre,
inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans
communication entre eux d’après-midi différents.
Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait
(pas trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que la
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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promenade n’était pas bien longue et n’entraînait pas trop)
comme pour aller n’importe où, par la grande porte de la
maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On était salué
par l’armurier, on jetait ses lettres à la boîte, on disait en
passant à Théodore, de la part de Françoise, qu’elle n’avait
plus d’huile ou de café, et l’on sortait de la ville par le chemin
qui passait le long de la barrière blanche du parc de M.
Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-
devant des étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre
les petits cœurs verts et frais de leurs feuilles, levaient
curieusement au-dessus de la barrière du parc leurs panaches
de plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l’ombre,
le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés
par la petite maison en tuiles appelée maison des Archers, où
logeait le gardien, dépassaient son pignon gothique de leur
rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé
vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce
jardin français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse.
Malgré mon désir d’enlacer leur taille souple et d’attirer à
moi les boucles étoilées de leur tête odorante, nous passions
sans nous arrêter, mes parents n’allant plus à Tansonville
depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir l’air de
regarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe
sa clôture et qui monte directement aux champs, nous en
prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et
nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père
dit à mon père:
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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– Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa
femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour
aller passer vingt-quatre heures à Paris? Nous pourrions
longer le parc, puisque ces dames ne sont pas là, cela nous
abrégerait d’autant.
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le
temps des lilas approchait de sa fin; quelques-uns effusaient
encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs
fleurs, mais dans bien des parties du feuillage où déferlait, il y
avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se
flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et
sans parfum. Mon grand-père montrait à mon père en quoi
l’aspect des lieux était resté le même, et en quoi il avait
changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann
le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour
raconter cette promenade une fois de plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en
plein soleil vers le château. À droite, au contraire, le parc
s’étendait en terrain plat. Obscurcie par l’ombre des grands
arbres qui l’entouraient, une pièce d’eau avait été creusée par
les parents de Swann; mais dans ses créations les plus
factices, c’est sur la nature que l’homme travaille; certains
lieux font toujours régner autour d’eux leur empire
particulier, arborent leurs insignes immémoriaux au milieu
d’un parc comme ils auraient fait loin de toute intervention
humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer,
surgie des nécessités de leur exposition et superposée à
l’œuvre humaine. C’est ainsi qu’au pied de l’allée qui
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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dominait l’étang artificiel, s’était composée sur deux rangs,
tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne
naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des
eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un
abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au
pied mouillé les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes,
de son sceptre lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui – en m’ôtant la chance
terrible de la voir apparaître dans une allée, d’être connu et
méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour
ami et allait avec lui visiter des cathédrales – me rendait la
contemplation de Tansonville indifférente la première fois
où elle m’était permise, semblait au contraire ajouter à cette
propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des
commodités, un agrément passager, et, comme fait, pour une
excursion en pays de montagnes, l’absence de tout nuage,
rendre cette journée exceptionnellement propice à une
promenade de ce côté; j’aurais voulu que leurs calculs
fussent déjoués, qu’un miracle fît apparaître Mlle Swann avec
son père, si près de nous que nous n’aurions pas le temps de
l’éviter et serions obligés de faire sa connaissance. Aussi,
quand tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe, comme un signe
de sa présence possible, un koufin oublié à côté d’une ligne
dont le bouchon flottait sur l’eau, je m’empressai de
détourner d’un autre côté les regards de mon père et de mon
grand-père. D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à
lui de s’absenter, car il avait pour le moment de la famille à
demeure, la ligne pouvait appartenir à quelque invité. On
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n’entendait aucun bruit de pas dans les allées. Divisant la
hauteur d’un arbre incertain, un invisible oiseau s’ingéniait à
faire trouver la journée courte, explorait d’une note
prolongée la solitude environnante, mais il recevait d’elle une
réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence
et d’immobilité qu’on aurait dit qu’il venait d’arrêter pour
toujours l’instant qu’il avait cherché à faire passer plus vite.
La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on
aurait voulu se soustraire à son attention, et l’eau dormante
elle-même, dont des insectes irritaient perpétuellement le
sommeil, rêvant sans doute de quelque Maelstrôm
imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue du
flotteur de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur les
étendues silencieuses du ciel reflété; presque vertical il
paraissait prêt à plonger et déjà je me demandais, si, sans
tenir compte du désir et de la crainte que j’avais de la
connaître, je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle
Swann que le poisson mordait – quand il me fallut rejoindre
en courant mon père et mon grand-père qui m’appelaient,
étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin
qui monte vers les champs et où ils s’étaient engagés. Je le
trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. La haie
formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient
sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir; au-
dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de
clarté, comme s’il venait de traverser une verrière; leur
parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme
que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge, et les fleurs,
aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son étincelant
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style
flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe
du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en
blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et
paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui,
dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein
soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur
corsage rougissant qu’un souffle défait.
Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à
porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en
faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à
m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une
allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme
certains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment
le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans
me laisser approfondir davantage, comme ces mélodies
qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant
dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour
les aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je
poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait
en pente raide vers les champs, quelques coquelicots perdus,
quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le
décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une
tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui
triomphera sur le panneau; rares encore, espacés comme les
maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village,
ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés,
où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa
flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me
faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur
une terre basse une première barque échouée que répare un
calfat, et s’écrie, avant de l’avoir encore vue: « La Mer! »
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces
chefs-d’œuvre dont on croit qu’on saura mieux les voir
quand on a cessé un moment de les regarder, mais j’avais
beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir qu’elles
sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait
obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir
adhérer à leurs fleurs. Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et
je ne pouvais demander à d’autres fleurs de le satisfaire.
Alors me donnant cette joie que nous éprouvons quand
nous voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère
de celles que nous connaissions, ou bien si l’on nous mène
devant un tableau dont nous n’avions vu jusque-là qu’une
esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au
piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de
l’orchestre, mon grand-père m’appelant et me désignant la
haie de Tansonville, me dit: « Toi qui aimes les aubépines,
regarde un peu cette épine rose; est-elle jolie! » En effet
c’était une épine, mais rose, plus belle encore que les
blanches. Elle aussi avait une parure de fête, de ces seules
vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu’un caprice
contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à
un jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné,
qui n’a rien d’essentiellement férié – mais une parure plus
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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riche encore, car les fleurs attachées sur la branche, les unes
au-dessus des autres, de manière à ne laisser aucune place qui
ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent une
houlette rococo, étaient « en couleur », par conséquent d’une
qualité supérieure selon l’esthétique de Combray, si l’on en
jugeait par l’échelle des prix dans le « magasin » de la Place
ou chez Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui
étaient roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la
crème rose, celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises.
Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces teintes de
chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilette
pour une grande fête, qui, parce qu’elles leur présentent la
raison de leur supériorité, sont celles qui semblent belles
avec le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à cause de
cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et
de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu’ils ont
compris qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et
n’avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je
l’avais tout de suite senti, comme devant les épines blanches
mais avec plus d’émerveillement, que ce n’était pas
facticement, par un artifice de fabrication humaine, qu’était
traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que
c’était la nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la
naïveté d’une commerçante de village travaillant pour un
reposoir, en surchargeant l’arbuste de ces rosettes d’un ton
trop tendre et d’un pompadour provincial. Au haut des
branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés
dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on
faisait rayonner sur l’autel les minces fusées, pullulaient mille
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en s’entr’ouvrant,
laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose,
de rouges sanguines, et trahissaient, plus encore que les
fleurs, l’essence particulière, irrésistible, de l’épine, qui,
partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le
pouvait qu’en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi
différent d’elle qu’une jeune fille en robe de fête au milieu de
personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt
pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel
brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose l’arbuste
catholique et délicieux.
La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de
jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des
giroflées ouvraient leurs bourses fraîches du rose odorant et
passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier
un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits,
dressait aux points où il était percé au-dessus des fleurs, dont
il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de
ses gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je ne
pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne
s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des
perceptions plus profondes et dispose de notre être tout
entier. Une fillette d’un blond roux, qui avait l’air de rentrer
de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage,
nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses
yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne
l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une
impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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« d’esprit d’observation » pour dégager la notion de leur
couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à
elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi
comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde: de sorte
que, peut-être si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs – ce
qui frappait tant la première fois qu’on la voyait – je n’aurais
pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en
elle, de ses yeux bleus.
Je la regardai, d’abord de ce regard qui n’est pas que le
porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent
tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait
toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme
avec lui; puis, tant j’avais peur que d’une seconde à l’autre
mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me
fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux,
d’un second regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait
de la forcer à faire attention à moi, à me connaître! Elle jeta
en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance
de mon grand’père et de mon père, et sans doute l’idée
qu’elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle
se détourna, et d’un air indifférent et dédaigneux, se plaça de
côté pour épargner à son visage d’être dans leur champ
visuel; et tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas
aperçue, ils m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de
toute leur longueur dans ma direction, sans expression
particulière, sans avoir l’air de me voir, mais avec une fixité
et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après
les notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation
Marcel Proust – Du côté de chez Swann
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que comme une preuve d’outrageant mépris; et sa main
esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il
était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait
pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne
donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente.
– Allons, Gilberte, viens; qu’est-ce que tu fais, cria d’une
voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais
pas vue, et à quelque distance de laquelle un monsieur habillé
de coutil et que je ne connaissais pas fixait sur moi des yeux
qui lui sortaient de la tête; et cessant brusquement de sourire,
la jeune fille prit sa bêche et s’éloigna sans se retourner de
mon côté, d’un air docile, impénétrable et sournois.
Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné
comme un talisman qui me permettait peut-être de retrouver
un jour celle dont il venait de faire une personne et qui,
l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi passa-
t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et
frais comme les gouttes de l’arrosoir vert; imprégnant, irisant
la zone d’air pur qu’il avait traversée – et qu’il isolait – du
mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres
heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle; déployant
sous l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence
de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec
l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas.
Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon
grand-père murmurait: « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui
font jouer: on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son
Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu! Et cette petite, mêlée à
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toute cette infamie! ») l’impression laissée en moi par le ton
despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé
sans qu’elle répliquât, en me la montrant comme forcée
d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout,
calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et
diminua mon amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de
nouveau en moi comme une réaction par quoi mon cœur
humilié voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou
l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de ne pas avoir
eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et
de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que
j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en
haussant les épaules: « Comme je vous trouve laide,
grotesque, comme vous me répugnez! » Cependant je
m’éloignais, emportant pour toujours, comme premier type
d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par
des lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une
petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait
une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs
regards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son
nom avait encensé cette place sous les épines roses où il
avait été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner,
enduire, embaumer tout ce qui l’approchait, ses grands-
parents que les miens avaient eu l’ineffable bonheur de
connaître, la sublime profession d’agent de change, le
douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à
Paris.
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« Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu
t’avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville.
Si j’avais osé, je t’aurais coupé une branche de ces épines
roses que tu aimais tant. » Mon grand-père racontait ainsi
notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire,
soit qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la faire
sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et
d’ailleurs les visites de Swann avaient été les dernières qu’elle
avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte à tout le
monde. Et de même que, quand il venait maintenant prendre
de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez nous
qu’il demandât encore à voir), elle lui faisait répondre qu’elle
était fatiguée, mais qu’elle le laisserait entrer la prochaine
fois, de même elle dit ce soir-là: « Oui, un jour qu’il fera
beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. » C’est
sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et
Tansonville; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui
restait de forces; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois
le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait,
s’habillait; la fatigue commençait avant qu’elle fût passée
dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait
commencé pour elle – plus tôt seulement que cela n’arrive
d’habitude – c’est ce grand renoncement de la vieillesse qui
se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on
peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même
entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les
amis unis par les liens les plus spirituels, et qui, à partir d’une
certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie
nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne
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communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait
parfaitement savoir qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne
quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion
définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison
même qui, selon nous, aurait dû la lui rendre plus
douloureuse: c’est que cette réclusion lui était imposée par la
diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses
forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque
mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour
elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur
réparatrice et bénie du repos.
Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à tous
moments je demandais à mes parents si elle n’irait pas, si
autrefois elle allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire
parler des parents et grands-parents de Mlle Swann qui me
semblaient grands comme des Dieux. Ce nom, devenu pour
moi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec
mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire,
je n’osais pas le prononcer moi-même, mais je les entraînais
sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la
concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loin d’elle; et
je contraignais tout d’un coup mon père, en feignant de
croire par exemple que la charge de mon grand-père avait été
déjà avant lui dans notre famille, ou que la haie d’épines
roses que voulait voir ma tante Léonie se trouvait en terrain
communal, à rectifier mon assertion, à me dire, comme
malgré moi, comme de lui-même: « Mais non, cette charge-là
était au père de Swann, cette haie fait partie du parc de
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Swann. » Alors j’étais obligé de reprendre ma respiration,
tant, en se posant sur la place où il était toujours écrit en
moi, pesait à m’étouffer ce nom qui, au moment où je
l’entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce
qu’il était lourd de toutes les fois où, d’avance, je l’avais
mentalement proféré. Il me causait un plaisir que j’étais
confus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir était
si grand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le
procurassent beaucoup de peine, et sans compensation,
puisqu’il n’était pas un plaisir pour eux. Aussi je détournais la
conversation par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes les
séductions singulières que je mettais dans ce nom de Swann,
je les retrouvais en lui dès qu’ils le prononçaient. Il me
semblait alors tout d’un coup que mes parents ne pouvaient
pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placés à mon
point de vue, qu’ils apercevaient à leur tour, absolvaient,
épousaient mes rêves, et j’étais malheureux comme si je les
avais vaincus et dépravés.
Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude, mes
parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du
départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié,
coiffer avec précaution un chapeau que je n’avais encore
jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m’avoir
cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit
raidillon contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux
aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et,
comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains
ornements, ingrat envers l’importune main qui en formant
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tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d’assembler
mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachées et
mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes
larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe
défoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas: « Ô
mes pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est
pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à
partir. Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine! Aussi je
vous aimerai toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur
promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie
insensée des autres hommes et, même à Paris, les jours de
printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des
niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières
aubépines.
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant
tout le reste de la promenade qu’on faisait du côté de
Méséglise. Ils étaient perpétuellement parcourus, comme par
un chemineau invisible, par le vent qui était pour moi le
génie particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre
arrivée, pour sentir que j’étais bien à Combray, je montais le
retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir à sa
suite. On avait toujours le vent à côté de soi du côté de
Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il
ne rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle
Swann allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien
que ce fût à plusieurs lieues, la distance se trouvant
compensée par l’absence de tout obstacle, quand, par les
chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de
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l’extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se
propager comme un flot sur toute l’immense étendue et
venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et
les trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune
à tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais
que ce souffle avait passé auprès d’elle, que c’était quelque
message d’elle qu’il me chuchotait sans que je pusse le
comprendre, et je l’embrassais au passage. À gauche était un
village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le
curé). Sur la droite, on apercevait par delà les blés les deux
clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs,
eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés,
jaunissants et grumeleux, comme deux épis.
À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable
ornementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre
avec la feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers
ouvraient leurs larges pétales de satin blanc ou suspendaient
les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C’est du
côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois
l’ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée,
et aussi ces soies d’or impalpable que le couchant tisse
obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père
interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier.
Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche
comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont
ce n’est pas l’heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de
ville, regarde un moment ses camarades, s’effaçant, ne
voulant pas qu’on fasse attention à elle. J’aimais à retrouver
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son image dans des tableaux et dans des livres, mais ces
œuvres d’art étaient bien différentes – du moins pendant les
premières années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux
et ma pensée à des harmonies plus subtiles – de celles où la
lune me paraîtrait belle aujourd’hui et où je ne l’eusse pas
reconnue alors. C’était, par exemple, quelque roman de
Saintine, un paysage de Gleyre où elle découpe nettement
sur le ciel une faucille d’argent, de ces œuvres naïvement
incomplètes comme étaient mes propres impressions et que
les sœurs de ma grand’mère s’indignaient de me voir aimer.
Elles pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils
font preuve de goût en aimant d’abord les œuvres que
parvenu à la maturité, on admire définitivement. C’est sans
doute qu’elles se figuraient les mérites esthétiques comme
des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faire autrement
que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement
des équivalents dans son propre cœur.
C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située
au bord d’une grande mare et adossée à un talus
buissonneux que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on
souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute
allure. À partir d’une certaine année on ne la rencontra plus
seule, mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise
réputation dans le pays et qui un jour s’installa
définitivement à Montjouvain. On disait: « Faut-il que ce
pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la tendresse pour ne pas
s’apercevoir de ce qu’on raconte, et permettre à sa fille, lui
qui se scandalise d’une parole déplacée, de faire vivre sous
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son toit une femme pareille. Il dit que c’est une femme
supérieure, un grand cœur et qu’elle aurait eu des
dispositions extraordinaires pour la musique si elle les avait
cultivées. Il peut être sûr que ce n’est pas de musique qu’elle
s’occupe avec sa fille. » M. Vinteuil le disait; et il est en effet
remarquable combien une personne excite toujours
d’admiration pour ses qualités morales chez les parents de
toute autre personne avec qui elle a des relations charnelles.
L’amour physique, si injustement décrié, force tellement tout
être à manifester jusqu’aux moindres parcelles qu’il possède
de bonté, d’abandon de soi, qu’elles resplendissent jusqu’aux
yeux de l’entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui sa
grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant
qu’il voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas le physique,
sans compromettre en rien sa réputation inébranlable et
imméritée de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes
le curé et tout le monde en disant d’un ton rude: « Hé bien! il
paraît qu’elle fait de la musique avec son amie, Mlle Vinteuil.
Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. C’est le père
Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le
droit d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne suis pas pour
contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil non
plus à ce qu’il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique
avec l’amie de sa fille. Ah! sapristi on en fait une musique
dans c’te boîte-là. Mais qu’est-ce que vous avez à rire; mais
ils font trop de musique ces gens. L’autre jour j’ai rencontré
le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses
jambes. »
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Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M.
Vinteuil éviter les personnes qu’il connaissait, se détourner
quand il les apercevait, vieillir en quelques mois, s’absorber
dans son chagrin, devenir incapable de tout effort qui n’avait
pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des
journées entières devant la tombe de sa femme – il eût été
difficile de ne pas comprendre qu’il était en train de mourir
de chagrin, et de supposer qu’il ne se rendait pas compte des
propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être même y
ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande
que soit sa vertu, que la complexité des circonstances ne
puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice
qu’elle condamne le plus formellement – sans qu’elle le
reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits
particuliers qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la
faire souffrir: paroles bizarres, attitude inexplicable, un
certain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant de raisons
pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il
devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans
la résignation à une de ces situations qu’on croit à tort être
l’apanage exclusif du monde de la bohème: elles se
produisent chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et
la sécurité qui lui sont nécessaires un vice que la nature elle-
même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en
mêlant les vertus de son père et de sa mère, comme la
couleur de ses yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait
peut-être la conduite de sa fille, il ne s’ensuit pas que son
culte pour elle en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas
dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait
Marcel Proust – Du côté de chez Swann